Un de tes collègues t’interpelle pour qu’à ton tour tu racontes une anecdote marrante de ce qu’il t’est arrivé ces derniers jours. Tu réfléchis – il faut que tu inventes quelque chose de divertissant, c’est un peu devenu ta spécialité maintenant. Tu essaies de trouver quelque chose que tu n’as pas encore sorti et de plausible aussi, tant qu’à faire.

« … Il y a quelques semaines une touriste m’a demandée de la guider vers le parc Meriken vu qu’elle a aucun sens de l’observation – ça faisait genre, dix minutes qu’elle marchait et elle a fini par revenir au point de départ. On a parlé tout le trajet vu que c’était pas très loin et son accent était tellement propre que je croyais qu’elle était japonaise aussi. De fil en aiguille à force de parler on a toutes les deux réalisé qu’on était anglophone et on a quand même continué de parler japonais – elle a même fini par me donner son What’s App pour que je l’aide dans le futur. »

L’anecdote est vraiment nulle (et vraiment fausse) mais apparemment elle suffit pour que certains soient surpris, ou qu’ils blaguent en mode ‘ah oui c’est vrai que t’es une gaijin de base toi haha !’ oui je sais merci… pas la peine de le rappeler. Tu retiens un soupir et prétends devoir sortir fumer une clope pour t’éloigner un peu, supportant de moins en moins la cacophonie de rires provoquées par des histoires encore moins passionnante que la tienne. Tu regrettes toujours un peu l’herbe mais la cigarette te permet au moins de te détendre quelques instants.

Lorsque tu reviens, tu te poses au comptoir et te contentes de les observer de loin. Tu n’as qu’à tenir encore une petite heure à te fondre dans la masse avant de fuir sans prévenir personne – parce que tout le monde t’aura oublié d’ici là. Tu sors ton téléphone après avoir commandé un verre de Rhum – il faut bien passer le temps. Tu décides d’abord de t’apitoyer sur ton sort en tweetant sur ta soirée pathétique, puis commences à scroll à peu près tous les réseaux sociaux sur lesquels tu es, aimant et retweetant à peu près tout. On peut même t’apercevoir sourire de temps à autres lorsque tu tombes sur quelque chose de drôle. Vraiment, le scrolling est toujours une source sûre pour faire passer le temps rapidement. Entre temps, tu décides de tester différentes boissons alcoolisées sur la carte, quitte à finir un tout petit peu pompette. De toute façon, tu ne conduis pas et ne parles à personne donc ça ne se remarquera pas.

Tu paies à peine attention à l’énième cocktail qui t’as été servi, te contentant de remercier le serveur qui a désormais un peu trop l’habitude de revenir vers toi. Tu n’es pas alcoolique, loin de là – certes il t’arrive de consommer un peu trop, mais jamais dans l’excès. Ce soir, tu as décidé de boire pour oublier que tu es là. Peut-être que quelqu’un va finir par t’arrêter lorsque tu seras trop perdue pour te lever du bar mais pour l’instant un ou deux de plus ne vont pas te tuer. Tu continues de parcourir Twitter sans but mais tu te fais surprendre lorsqu’un jeune homme t’adresse la parole, te faisant presque sursauter.

« Tes amis ne sont tellement pas intéressants que tu sors ton téléphone? »

Il te pique ton téléphone que tu laisses glisser sans rechigner. Tu n’aimes pas trop que les gens touchent à ton portable, même si tu n’as rien à cacher (et que tu es sur ton compte anglais, donc tu ne t’attends pas à ce qu’il comprenne un seul mot de ce que ton écran affiche).

« Ah, Twitter? Qui a écrit une connerie cette fois? »

C’est vrai que Twitter a cette réputation. Tu te dépêches de finir le reste de ton cocktail en entendant que ton interlocuteur a commandé pour vous – tu ne tiens vraiment pas l’alcool si bien que ça, tu sens déjà ta tête un peu tourner. Mais tu ne vas pas refuser un verre gratuit. Tant qu’il ne met rien dedans.

« Je pourrais te retourner la question. Tu t’ennuies tellement que tu viens parler à des gens tranquille dans leur coin ? »

La phrase est un peu passive agressive, mais tu ne lui en veux pas tant que ça. Tu préfères parler à quelqu’un que rester sur ton téléphone en te faisant ignorer par une meute d’une dizaine de personnes.  Tu regardes derrière lui et aperçois un autre groupe qui semble avoir à peu près son âge. Vous n’êtes pas des tonnes ce soir – sûrement parce que vous n’êtes que mercredi – alors tu te permets de conclure qu’il n’est pas venu seul.

« Il a l’air d’y avoir plein de filles bien plus jolies que moi là-bas. Si c’est ça que tu cherches, tu devrais plutôt retourner dans ton groupe. »

Votre verre arrive et tu le regardes un peu sans le toucher. Tu préfères attendre qu’il commence, par peur qu’il te prenne vraiment pour une poche. De toute façon, si c’est vraiment une fille qu’il cherche, il va sûrement partir. La dépréciation n’a rien d’attirant, couplé avec le fait que tu fuies ton groupe d’amis(?) pour rester sur Twitter en buvant dans ton coin… Tu récupères ton téléphone sans le prévenir et fermes immédiatement l’application en posant l’objet sur le comptoir.