Trois ans. Que peut-il se produire, en trois ans ? De jeunes gens en uniforme quittent le collège et finissent à l'université. Une petite fille s'habitue enfin au nouveau chien qui est venu remplacer le précédent. Un couple se fait et se défait, soudainement, comme sur un malentendu. Trois ans, ce n'est même pas une coupe du monde de football. En trois ans, le premier ministre peut changer comme il peut rester au pouvoir, plus fort que ses prédécesseurs. C'est tant et si peu, trois années. Sous la tutelle de la mort, on déplace des montagnes, en un tel laps de temps. Et pourtant, tant de gens meurent qui indiffèrent les montagnes.

En entrant dans l'immeuble ce matin, j'ai pour la première fois pris le temps de m'arrêter sur son nom. Vaniteux, insignifiant, c'est un voeux pieux qu'un homme prnonce pour graver les nuages de son hybris. Tous les immeubles ont des noms nobles, inaccessibles. Une mythologie moderne. Des symboles qui ne sont pas conquis à la force du foudre, mais avec des gestes et des mots creux. Notre monde est bâti sur un corps spongieux et friable ; pas étonnant qu'il s'effondre. Mes yeux sont posés sur ce nom à gros caractères moulés dans de l'alluminium brossé, chacun vissé l'un à la suite de l'autre, pour ressortir du mur et venir à votre rencontre. Les noms nous donnent des ordres. Celui-ci plaide 銀空タワー.
Gin sora tower.

Voilà huit mois que j'y travaille. La sécurité est minimale. La Japon est comme un scarabé. Un pays qui se sent constamment en danger. Toujours menacé par les éléments, par la Chine, la Corée du nord, par l'économie mondiale. Et pourtant, passé la carapace, il n'y a que de la chitine tendre. La sécurité du Gin sora consiste en un unique homme de soixante-dix ans. Il est équipé d'un uniforme caractéristique et d'un sifflet. Sa seule défense est un téléphone dont il sait à peine se servir. Son travail consiste essentiellement à renseigner les rares personnes qui se perdent jusqu'ici et à s'assoir pour arrondir sa retraite.

Je n'ai eu aucun mal à faire entrer l'hydroxylaminephosphate et le tetrahydroxybutane nécessaires à la recette que j'ai pu tester à petite échelle dans le fin fond du Tottori. Cela m'a pris quatre longs mois d'attente afin de vérifier quel endroit n'était jamais utilisé. Il y a une rangée de placards utilisés pour y mettre les documents obsolètes avant le grand ménage de printemps aux archives. En temps que nouvelles venue, c'est à moi que l'on confie cette tâche subalterne. Comme disent les anglais : the menial task. Subalterne ; servile. Le fait qu'il existe, dans chaque entreprise, de ces petits endroits, physiques ou métaphoriques, où personne ne jette jamais un oeil, des taches de ténèbre, des zones d'ombre absolue dans leur omniscience, est une de leurs plus grandes terreurs inconscientes.

Aujourd'hui, j'attends un appel interne. D'un autre bureau, d'un autre étage. Nous sommes samedi et l'immeuble est à peu près vide. Je pense au gardien de sécurité, au rez-de-chaussée, et j'en viens à me demander comment il aurait voulu mourir. Sans doute entouré de ses petits enfants. Pas de gravas, en tout cas. Que vais-je laisser à l'avenir, à part du deuil ? Le détonateur est dans mon tiroir. C'est bientôt l'heure de mon entretien et j'écris ces lignes pour ne pas penser à tout ce que j'ai dû sacrifier pour en arriver là. A tout ce que je vais sacrifier maintenant que j'y suis. Le plus dur, quand on se ment à soi-même, c'est de ne pas penser au caractère absolu du mal. Kaito Yamazaki est une personne nuisible, un oyabun puissant, qui va me convoquer pour que je lui présente le rapport trimestriel qu'il m'a réclamé hier. Il a détruit des vies et continuera à le faire. Le plus difficile, quand on a un coeur, c'est de se persuader que ça changera tout au fait que le vieux Haruo, au rez-de-chaussée, ne prendra plus jamais ses petits enfants dans ses bras, qu'il n'aura plus jamais l'occasion de réparer de vieux réveils-matin en regardant les courses de chevaux. Que je ne connais pas sa destination de vacances ou son joueur de base-ball favoris.

Les cicatrices les plus difficiles à porter ne recouvrent pas le torse juste au dessus du coeur. Elles se trouvent entre les orteils, derrière une oreille, sous le pli du genou. Le téléphone sonne. Je vais devoir vous laisser. Il est temps d'accueillir les shinigami en leur apportant une petite caution. Je réalise qu'il n'y a pas de vanité, en ce monde. C'est le monde qui est vain.
C'est pourquoi tanter de le rendre meilleur est tout ce qui vaille de mourir. Parce que c'est exactement la seule chose qui puisse être désintéressée.

Fin du journal d'Inoue TANAKA.