Parfois, lorsqu’on n’a pas d’argent, on se contente de peu. C’est la fin du mois, les placards sont vides, le portemonnaie est léger, c’est comme ça à chaque fois, et tu ne sembles jamais apprendre de tes erreurs. Ou peut-être aimes-tu te languir dans la difficulté, avec toi, on ne sait jamais, et c’est bien ça le problème. Tu fais tout pour te mettre des obstacles sur la route sinueuse qu'est ta vie, tu fais ce qui te porte préjudice et tu adores ça, mais en même temps, tu te protèges de choses qui te font trembler au fond de toi - l'attachement, ça te terrifie, l'abandon, aussi, et l'absence, mais tu ne dis rien et tu ne montres rien et tu te contentes de tout arrêter lorsque tu te sens menacé.

Tu arrives à Uzume, un peu après midi, tu as besoin d’être entouré de gens joyeux, pour te donner un semblant de normalité, et tu t’engouffres dans ce fast food qui se tient sur ton chemin, invitant à se baffrer et à sourire, le ventre plein, content. Tu vas commander, les mains dans les poches, tu ne prends qu’un burger, le moins cher, et le plus petit sachet de frites. Il te reste environ cinq mille yens après avoir payé, ça te servira pour acheter un paquet de cigarettes et peut-être un livre, si l’envie te prend. Tu préfères garder ton argent pour autre chose que de la nourriture : tu es l’exact opposé d’un « bon vivant ». Tu cèdes, de nouveau, à ton ancienne manie : fumer, un peu de tout, un peu n'importe quoi, pourvu que ça te fasse te sentir vivant, un peu différent des autres. Mais tu ne bois toujours pas, non, ou alors en petite quantité, un verre au bar lorsque quelqu'un d'un peu ivre veut te l'offrir, mais pas plus.

Tu attrapes le plateau qu’on te tend, c’est léger, et tu vas t’asseoir sur une table. Tu ne fais pas attention à l’endroit où tu t’installes, sinon tu aurais vu que tu te trouves à la table juste derrière celle d’une jeune femme aux cheveux d’un noir profond, au visage délicat, plongée dans un jeu vidéo sur son téléphone portable. Mais tu ne fais pas attention à elle, elle a l’air trop ordinaire à ton avis pour que tu la remarques, c’est « juste une Japonaise, comme on en croise par centaine tous les jours ». Tu préfères penser à l’argent qu’il te reste, tu te demandes si tu n’irais pas faire un tour en boîte, histoire de trouver quelqu’un avec qui t’amuser, faut dire que ça fait longtemps que tu n’as pas planté tes ongles dans la peau d’un autre, que tu n’as pas caressé le dos d’une inconnue choisie sur un coup de tête, tu as été occupé par tous tes jobs, tu es fatigué en ce moment. Tu te dis que c’est la chaleur, tu as sans doute raison, mais y’a aussi cette solitude qui pèse, un peu, ça fait longtemps que t’as pas vu ta mère, tu évites ses appels lorsqu’ils sont trop fréquents, et tu ne peux pas te rappeler la dernière fois que tu as eu une conversation normale avec quelqu’un.

Le regard dans le vide, réfléchissant à tes plans, à tes désirs et aux nouvelles rencontres que tu as récemment faites, tu pioches une frite et tu l’enfournes dans ta bouche, mâchant automatiquement, gobant frite sur frite, avant, enfin, de t’attaquer au burger. Tu es dans ta bulle, c'est plutôt rare, normalement tu regardes autour de toi, tu analyses les gens assis aux tables voisines, tu ricanes discrètement à leurs moindres faits et gestes, mais là tu te contentes de manger, tu penses à ton barman, tu penses à ton job à la librairie, à la paye que tu recevras bientôt, ça suffit à te remplir la tête de mots entremêlés, et ton cœur d'émotions opposées.

Les mains tenant bien fermement ton burger, tu en prends une nouvelle bouchée. Pas mauvais. Comme je l’ai dit, on se contente de tout, hein ? Les yeux dans le vide, tu ne vois pas arriver le téléphone portable, mais tu le sens, fort. Heureusement, ça épargne ton nez, te heurtant en plein front, mais ta tête part un peu en arrière sous le choc et tu manques de lâcher ton burger, laissant un « Aïe ! » témoigner de ta douleur. Le téléphone portable te tombe entre les bras, rebondit sur le bord de la table et finit sur tes genoux, avant que tu ne comprennes ce qui t’arrive.

Tu clignes des yeux, reposes ton burger sur le plateau. La fille sur la table en face de toi se retourne, elle a la décence d’avoir un air gêné et de se traiter de boulet. Tu la regardes, légèrement irrité, presque las. Tu lèves une main à ton front mais la visquosité du contact te fais examiner ta peau : du ketchup. Au lieu de lâcher ton burger, tu l’as pressé, et la sauce s’en est échappée. Le comble. Tu as maintenant un front douloureux et taché de ketchup. Tu soupires, ignores la blague de la demoiselle et acceptes les serviettes qu’elle te tend. Au moins, elle est prévoyante. Tu t’essuies puis tu reposes ton regard agacé sur elle. Cependant, ton visage n’en dit pas autant, et tu lui offres un sourire, ce joli sourire que tu offres à tes clients chiants, celui qui dit, « ce n’est rien, vous avez raison et rien à vous reprocher ». Hypocrisie.

Tu frottes tes mains sur la serviette et la rejettes sur ton plateau, avant de récupérer le téléphone portable échoué sur tes jambes et de lui tendre, laissant échapper un léger rire.

« Si c’est pour te faire pardonner, je ne dis pas non. Mais j’voudrais pas manger aux frais d'une... étudiante ? »

Malgré tout, la proposition t’a quelque peu adouci. Il y a des personnes qui savent s’y prendre, dans la vie. Tu prends enfin le temps de la dévisager, comme tu adores le faire. Des yeux en amandes, définitivement asiatiques. Tu te laisses un instant capturer par la nuit étoilée dans ses prunelles, puis ton regard détaille rapidement le nez, la bouche, puis ses cheveux. ’Mignonne.’ Oui, drôlement mignonne, tu dois l’avouer. Un charme particulier, presque enfantin. Dans cette position, tu ne peux pas voir à quel point elle est petite, mais tu le verras tôt ou tard, et ça entraînera des piques que tu auras le plaisir de lancer.

En attendant, ton irritation se délite, surtout parce que le sourire de la demoiselle est contagieux. Elle a l’air pleine de vie, et tu en es tout étonné, ça ne t’arrive pas souvent. En temps normal, tu essaies de tuer la confiance et l’enthousiasme de tes interlocuteurs, mais… elle ressemble à un petit animal. Comme un chiot qui fait une bêtise mais qui est toujours heureux de vous voir. Alors tu es curieux, plus qu’énervé.

« Tu faisais quoi, avec ton téléphone, pour qu’il fasse un vol plané pareil ? »

Tu rigoles et cette fois, c’est sincère.

Les questions se chevauchent, se superposent. Tes yeux s’écarquillent, tes sourcils se lèvent, mais tu n’as pas le temps de dire quoi que ce soit qu’elle te répond déjà. Le mot « gay » résonne dans ton crâne alors qu’elle t’énonce les événements qui ont conduit au vol plané du pauvre téléphone, tu ne comprends pas la moitié de ses mots, prononcés avec tant d’animation que tu ne peux que sourire en essayant de ne pas te faire ensevelir sous les paroles de la demoiselle.

Sa tirade se voit ponctuée par un petit rire de ta part, et tu la vois attraper son plateau et aller le débarrasser. Le silence a repris ses droits à la table, mais sans doute pas pour longtemps, alors tu en profites pour réfléchir à la question qu’elle t’a posée. Ça t’a pris de court, mais parce que c’était vraiment hors de contexte, et surtout, très indiscret. Quelqu’un d’autre que toi aurait été embarrassé ou même en colère, mais tu t’en fiches. Tu es comme ça, ce n’est pas un sujet qui fait remonter de nombreuses émotions en toi. En fait, tu n’y as jamais vraiment réfléchi, et de ce côté-là, tu n’as jamais eu ce besoin de contrôle irrépressible que tu ressens dans d’autres domaines de ta vie. De ce côté-là, tu te donnes une liberté sans aucune limite, et tu n’as pas eu le besoin de te coller une étiquette. Cependant, tu le sais, tu n’es pas gay.

La demoiselle revient, ça serait malvenu de lui offrir une réponse à présent que le sujet a changé, alors tu attends de voir si elle te repose la question. En attendant, elle agite devant toi une carte bleue, blablatant de nouveau. Tu te rends compte, en la regardant parler, qu’elle est minuscule. Vraiment minuscule. Tu retiens un ricanement, plus d’amusement que de moquerie, parce que ta comparaison avec un petit animal était en réalité très proche de la réalité : petite, joyeuse, enthousiaste. Une petite boule de poil. Tu sors de tes pensées alors qu’elle t’attrape le poignet et te tire hors de ta place. De nouveau, sa taille te frappe et te ravit en même temps, mais tu ne dis rien, pas tout de suite, et tu la laisses de présenter. Elle est mignonne.

« Moi c’est Ashton Miller, enchanté. »

Vous arrivez devant une borne, et tu la laisses choisir et pépier en même temps. Quand quelque chose t’intéresse, tu tends le bras et tu la sélectionnes. Ce faisant, tu te retrouves parfois penché vers la Charlie, qui, avec sa petite taille, te donne une réelle envie de poser ton menton ou ta joue sur le sommet de son crâne. Ça serait la hauteur parfaite. Cependant, tu connais les codes de la société, et malgré l’absence de certaines mœurs japonaises chez la jeune femme, tu ne vas pas te risquer à toucher aussi nonchalamment quelqu’un qui ne te connaît pas.

Vous finissez de commander. Tu te retrouves avec une fameuse boîte à partager, un grand green Ice Tea, et des grandes frites. Tu n’as pas trop suivi ce que Charlie avait choisi, mais tu as la nette impression qu’elle bouffera bien plus que toi. Enfin. Elle paie et vous allez attendre votre commande. Avant que la jeune femme ne rouvre la bouche pour laisser échapper un flot de paroles continu, tu la prends de vitesse, souriant avec amusement.

« C’est tous les jours que tu te promènes avec la carte bancaire de ton frère ? Il est au courant, même ? »

Les mains dans les poches, tu es immobile et détendu. Attendre ne t’a jamais vraiment dérangé, surtout lorsque ton environnement est calme – si on ne compte pas Charlie. Et puis, c’est drôle, mais tu te sens normal. Vraiment normal. Attendre ta commande au McDo avec quelqu’un, commande au contenu plus que décent, et un quelqu’un qui ne semble pas être de mauvaise compagnie.

« Si t’es pas étudiante, tu fais quoi dans la vie ? »

Plusieurs informations défilent et te permettent de dresser un portrait sommaire de la jeune femme qui te traîne partout dans le MacDo sans te demander ton avis. Elle vit sans doute seule, mais pas vraiment loin de son frère. Elle est bordélique, mais ça, tu l’avais deviné depuis le début, vu son énergie chaotique mais tout à fait rafraîchissante, elle doit être du genre à garder un « bordel organisé » dans sa tanière, enjambant des piles de vêtements et de choses diverses pour aller de son lit à sa cuisine, cuisine qui doit déborder de vaisselle pas lavée, posée négligemment au bord de l’évier le plus souvent inutilisé. Si tu devais pousser l’analyse un peu plus loin, tu dirais qu’elle n’est pas du genre à faire sa propre bouffe, qu’elle préfère se faire livrer à domicile ou aller manger dans des fast foods comme ça.

Tu la regardes, la tête sur la table, et un autre sourire perce ton masque alors que tu l’écoutes t’expliquer ce qu’elle fait de sa vie. C’est intéressant. Tu ne t’intéresses pas trop à tout ce qui est réseaux sociaux et emplois sur le net, mais tu as bien entendu déjà eu vent des gens qui se font de l’argent grâce à des vidéos, des posts instagram et toute la panoplie. Ça t’intéresse, mais tu préfères la laisser parler d’abord.
Le coup du français te surprend un peu. Tu la voyais plutôt parler anglais, mais le français, c’est bien aussi. C’est exotique, pour les Japonais. Pour toi, ça ne te fait penser qu’au pays hexagonal de l’autre côté de la Manche, tu n’y es allé qu’une fois ou deux, mais ça t’avait bien plu.

Les plateaux arrivent et Charlie se jette sur la nourriture et fait glisser une boisson vers toi. Elle a déjà mangé, et pourtant, elle a l’air affamé. Incroyable. Tu ne peux t’empêcher de sourire, c’est maladif, elle est trop attachante, comme un petit chien fou. Elle te regarde, le « Ashaton » te fait hausser les sourcils mais tu n’as pas le temps de rebondir qu’elle repose la question qui avait été perdue dans le flot de paroles, plus tôt.

Tu secoues la tête en rigolant et tu tends le bras pour lui ébouriffer les cheveux. Faut dire que ça te démangeait beaucoup, et sa tête de hamster grignotant sa frite t’a fait céder.

« T’as vraiment aucune gêne, toi ! C’est quoi ce genre de questions que tu poses à un inconnu, jeune fille ? »

Tu laisses sa chevelure tranquille et tu pioches une frite à ton tour que tu enfournes, avant d’enfin consentir à répondre.

« Ça me dérange pas d’en parler, merci de demander. »

Sourire amusé.

« Et non, je suis pas gay. »

Tu marques une pause, tu attends sa réaction qui te fait sourire, et tu poursuis avant qu’elle ne puisse en placer une.

« Mais pas hétéro non plus. Ça te va ? Ou tu veux plus de détails ? »

Tu la regardes, goguenard, piochant dans la boîte à partager, très très heureux de pouvoir manger à ta faim.