Je ne bois pas pour oublier. Je bois parce que j’apprécie le goût et l’amertume des boissons alcoolisées ; j’aime la chaleur entêtante accompagnée de la sensation d’ivresse qui me donne soudain le sentiment d’être dans une cour de récréation géante. Je me fous totalement de heurter autrui, en temps normal. Mais sous l’emprise de l’alcool, ce mépris ostensible crève le plafond et atteint les nues du foutage de gueule et de merde. Le monde entier est à moi et j’en fais c’que je veux. Ce qu’en pensent les gens ? Je m’en fous. Les conséquences de mes actes irresponsables ? Je m’en fous. Et attenter à ma propre vie ? Je m’en fous. Je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous.

J’ai déjà bu avant même l’arrivée de Charlie. Mes enceintes dernier cri hurlent des morceaux de rock et je fais le con au milieu de mon salon, une bière à la main. Mon sweat trop grand commence à me donner chaud et j’ai les deux pieds sur la table basse pour m’en servir d’estrade improvisée, sans le moindre égard pour les autres bouteilles qui viennent rouler négligemment sur la moquette, dans l’indifférence la plus totale. J’accompagne la chanteuse dont la voix fait vibrer les murs – incapable d’atteindre les mêmes notes, je braille une octave en dessous, un air bienheureux placardé sur la tronche. Si d’ordinaire, mon petit talent au chant me donne droit à une flopée d’éloges et de regards transis, à la merci de l’alcool, mes cordes vocales semblent détenir leur propre conscience et se lancent dans de hasardeux vibratos que je n’entends pas, parce que je suis bourré, et que je suis donc absolument convaincu que je chante comme un dieu. Le dieu de rien, dont le piédestal n’est qu’une pauvre table basse, mais je suis ravi et me sens on ne peut plus vivant. Elle arrive quand, la Charlie ?

Toujours en retard, celle-là ! Elle en rate pas une pour se foirer. Se pointer à l’heure pour la soirée de sa vie avec l’homme le plus beau de Kobe – du monde ? L’ingrate en est incapable, voyons, elle s’en bat trop les couilles pour être ponctuelle. C’est d’ailleurs précisément pour ça que je l’aime bien. J’ai pas peur de lui dire ce que je pense, je sais qu’elle le prendra pas mal. C’est pas le genre de meuf à s’embrouiller pour un mot de travers et le fait qu’elle soit dotée d’un ego aussi développé que celui d’un petit furet – sauf quand il s’agit de jeux vidéo, elle devient insupportable - rend les échanges particulièrement agréables. J’aime un peu moins quand son visage se déforme soudain, juste avant que ses yeux ne laissent s’échapper un flot intarissable de larmes, lorsqu’elle me parle invariablement de son crush gay. Je me sens alors comme un baby-sitter qui chercherait, en stress absolu, une diversion afin d’éviter la crise de larmes et de colère qui menace d’éclater et de s’éterniser. J’aime pas voir les gens pleurer, ça m’énerve. Ceci dit, elle est beaucoup moins chiante que la plupart de mes connaissances, je peux donc faire l’effort de supporter ses pleurnicheries et la morve qui dégouline de son nez à chaque fois qu’elle se met à chialer.

Je descends de ma table basse en titubant lorsque j’entends sonner. J’attrape une bière en passant, la décapsule et balance le décapsuleur dans un coin avant de me rendre à l’entrée de l’appartement. Là, je lui ouvre la porte, lui offrant alors un fabuleux sourire niais, le sourire de celui qui a trop bu et qui est vachement content de vivre pour voir tout son appartement tourner, comme si on avait mis son cerveau en orbite. Un merveilleux sourire. Je lui tends la bière et m’incline à la japonaise de manière tout à fait exagérée, l’invitant à entrer.

« C’pas trop tôt nom de dieu ! J’ai eu le temps de me bourrer la gueule, t’imagines ? J’allais pas t’attendre hein, faut pas déconner… Au fait ! J’ai fait une pizza avec mes p’tites mimines et tout mon amour. T’as intérêt à la bouffer. »

Elle entre, éclate de rire et fait comme chez elle. C’est pas la première fois qu’elle se pointe pour se mettre une race et la voir prendre ses aises ne me dérange pas. Je la suis, avec la démarche hasardeuse du mec qui a bu un verre de trop, un sourire tranquille sur les lèvres, et pénètre dans le salon en feignant d’être vexé par la remarque de Charlie. Je vais me jucher sur la table basse, ce trône branlant, ce petit piédestal en bois qui me va bien, pendant que mon invitée opte pour le canapé servant d’estrade à sa prestation lyrique plus que discutable.

« Qu’est-ce que tu racontes ? Bourré ou pas je cuisine toujours bien. Et, je tiens TRÈS BIEN l’alcool, j’te signale ! J’suis un anglais ok ? Les Anglais boivent dès seize heures de l’après-midi. J’ai commencé ma cuite bien avant que t’arrives, morveuse !  »

Je renverse ma tête en arrière, lève le coude et finis magistralement ma bouteille de bière. Et puis je ricane un peu, me penche vaguement afin de poser le tout nouveau cadavre de bière, vois la pièce tourner avec moi et ricane de nouveau parce que ce manège m’amuse beaucoup.

Ce qui m’amuse encore plus, j’dois dire, ce sont les trois guignols qui servent de grands frères à ce furet surexcité. Sobre, j’aurais grimacé, un peu flippé de leur attitude malsaine – surprotéger quelqu’un, ça cache des délires de possession chelous, c’est mon psy qui l’a dit ! Mais bourré comme je suis, ça me fait marrer : ils sont comme des névrosés attachés à leur petite chose sacrée, comme s’ils étaient en mesure de la préserver de tous les malheurs du monde, comme s’ils voulaient l’arracher à tous les dangers. Y’a bien un procureur, dans le lot, nan ? Lui, il doit bien savoir, que c’est impossible, que le mal est partout, que la protéger au lieu de l’armer face aux dangers, c’est la pousser dans une jolie tombe, une jolie tombe fleurie dans laquelle il gravera « je suis désolé ». Désolé, soeurette, parce que si on arrêtait de t’étouffer comme ça, tu te rendrais peut-être compte que tu te bourres la gueule avec un tueur à gages. Désolé, soeurette, parce que si on n’avait pas de sérieux problèmes psychologiques, t’aurais pu expérimenter, t’épanouir sans te sentir compressée dans un carcan froid. Une cage, ça n’a jamais été un cocon confortable.

Et je m’y connais, en problèmes psychologiques ; je reconnais les névrosés de loin, car j’en suis un ! Et c’est sans doute parce que j’ai conscience de mes travers et de mes vices que je parviens si bien à m’adapter aux gens. C’est aussi grâce à ma psychopathie latente, mais ça, je préfère le nier encore quelques années, après avoir essayé de me convaincre sincèrement que, tuer des gens, ça me fait quelque chose, mine de rien.

« Eh bien, s’ils apprennent que t’es allé chez un homme, tu diras que cet homme n’aime pas les petites piles électriques comme toi et qu’il te toucherait même pas avec un bâton. Faudrait me payer pour ça ! Et cher. Mais ton procureur, il pourrait comprendre que je flashe sur le flic qui fait ses patrouilles à Uzume, hein ? »

Je suis trop ivre pour ne pas le mentionner. En prononçant le mot « flic », j’ai sa tête de nœud qui me vient à l’esprit ; une vraie tête à claques, avec son air de coincé, là ! Je me demande pourquoi je m’intéresse à cette chose composée de quatre-vingt-dix pour cent d’arrogance crasse, mais ce n’est pas vraiment le moment de se demander un truc pareil, alors je conclus sobrement – ou plutôt ivrement – que c’est un bon coup et que ça suffit au jeune homme vigoureux que je suis. Je m’ouvre une autre bière, satisfait de cette conclusion.

« Et toi morveuse, tu craques sur personne ? T’as bien quelqu’un en tête, à cet âge-là, on est attiré par n’importe qui. Tant que c’est pas un vieil homme décrépi, j’suppose que ça va hein – tu veux une part de pizza, alors ? »

Bien sûr qu’elle veut une part de pizza. Qui ne voudrait pas goûter à la cuisine du grand Logan ? Peu de gens le savent, mais j’adore cuisiner – et si la précision qu’exige la pâtisserie me fait défaut, j’ai au moins le chic pour réussir mes plats.

Moi, tuer des gens ? Je pouffe de rire comme un enfant. Dans leur paranoïa psychotique, dans leur indicible crainte du monde extérieur, cette bande d’idiots est parvenue à viser juste. Je les imagine bien, reclus chez eux, entre eux, jetant des regards torves à leurs propres amis, car « on n’est jamais trop prudents ». Ils doivent avoir peur, si peur ! Du caissier oeuvrant dans son konbini jusqu’à ce barman d’Uzume qui chante les jeudis soirs – moi. Pauvre petite Charlie.

Mon rire se transforme en véritable fou rire quand elle me parle de rouler dans une voiture de luxe et d’un certain type ayant perdu à Mario Kart. C’est sans doute l’alcool, mais je trouve la situation saugrenue, ridicule, et au milieu de mon hilarité goguenarde, je parviens à haleter un magistral : « Tu t’es trouvée un sugar daddy ?! ». J’y crois pas ! Non, parce qu’elle m’a sorti ça après ma question impromptue, celle-là même où je la questionnais sur un éventuel crush, une petite amourette de jeunesse. Elle craque pour un vieux riche ?! Charlie, Charlie… Si t’as des problèmes d’argent, je peux t’embaucher au The Swan, tu sais ?

Je pensais que son genre de mec, c’étaient ces types un peu rebelles mais pas trop, le genre qui l’encourage dans ses conneries sans la mettre en danger – une sorte de catalyseur, en gros. Oh, mais je respecte. Les coups de coeur, ça ne se contrôle pas ! Tant que ce n’est pas un de ces individus bizarres qui craquent sur les jeunes filles jolies et naïves – car elle est jolie, Charlie.

« Je veux dire, c’est bizarre… dit comme ça, hein. J’te demande sur qui tu craques, et tu me parles de rouler dans une voiture de luxe avec un petit bourgeois. Il est canon, au moins ? Est-ce que tu lui as demandé s’il était hétéro ? Quoique, s’il t’invite pour une virée en voiture de luxe, c’est qu’il doit être intéressé. »

Mon hilarité s’est à peu près tarie. Je quitte la table basse, avec toute la précaution du monde, et titube jusqu’à la cuisine où repose la pizza fraîchement préparée. Une Margherita faite maison ! Découper les parts, c’est un peu galère, quand on est torché comme je le suis, mais l’alcool me donne un regain de patience et je m’affaire soigneusement, tout en fredonnant la mélodie qui résonne au salon. Un sugar daddy, tout de même ! Moi qui pensais que mes fréquentations étaient discutables, entre un Jake qui aime balancer des radiateurs du haut des toits d’Amai et Kaori qui ramasse mes cadavres quand j’ai un peu trop déconné durant un contrat... Un sugar daddy, ce serait trop pour moi. Je m’imagine un instant, avec une meuf ou un gars plus âgé, pété de thunes, me proposant d’aller sur son yacht à trois étages pour une virée « luxueuse » pendant qu’elle ou il me trimballerait comme un trophée. Et puis je ricane, parce que je me rappelle que je suis pété de thunes, que tuer des connards ça paie bien, et que le yacht trois étages, je l’achète demain si je veux. C’est bon d’être un paria.

Je finis de couper des parts et plisse les yeux dans une vaine tentative de stabiliser ma vision. Volte-face, demi-tour, marche, je me dirige vers le salon, animé d’une concentration extrême, afin de ne rien faire tomber.

« J’arriiiiiiiveuh. »

La démarche peu assurée, j’avance difficilement, progresse jusqu’à la table basse, dépose l’assiette au milieu des cadavres de bière et, fier de mon exploit, arbore un sourire éclatant. Je prononce un « bon appétit » à la française, afin d’imiter ses quelques mots anglais à l’accent haché, ses « r » grinçant quelque part au fond de sa gorge. Mon « bon appétit » est maladroit, et je me fais la réflexion qu’il me faudra sérieusement réviser les rares cours de Français que j’aie pris à Amai, il y a quelques années.

« J’attends votre verdict, mademoiselle. »

Le « mademoiselle » est plus maîtrisé, sonne presque comme celui d’un natif – simplement parce que je suis un gros lourd qui drague les françaises en ponctuant mes phrases de ce mot qui roule sous la langue. Comment allez-vous, mademoiselle ? Les sonorités familières les font immanquablement sourire et je n’ai plus qu’à sourire à mon tour, d’un sourire qui fait plisser mes yeux bleus. Trop facile.