Caitriona lève les yeux vers son amie, qui sort de la salle de bain.
Loveday. Son amie. Sa coloc. Et bien plus que ça, en réalité. La regarder lui fait mal, son cœur se serre et elle sent un nœud étrange se former dans sa gorge. Elle ne sait pas si elle pourra parler, les mots ont du mal à sortir. Elle se mordille la lèvre, essayant de ne pas laisser ses émotions prendre le dessus. Ça a toujours été son défaut, ça, se laisser submerger par ces vagues qui en devenaient parfois destructrices par leur intensité.

Ses yeux la suivent alors qu’elle ferme son sac. Sa mâchoire est parcourue de picotements presque douloureux et elle serre les dents. Kate sent que son amie a quelque chose à lui dire, alors elle se lève de son lit. Elle évite de regarder celui à côté, le lit qui restera vite les prochains jours, les prochaines semaines, jusqu’à ce que quelqu’un vienne l’occuper, une inconnue, une personne qui ne sera pas Loveday. Elle déglutit.

Les mots de sa colocataire la font sourire faiblement et elle secoue la tête. Comme d’habitude, elle s’excuse et prend toute la responsabilité.

« C’est pas de ta faute. Moi non plus, j’ai pas été là pour toi, j’aurais dû le remarquer avant. »

Elles ont déjà eu cette discussion, alors Kate ne continue pas. C’est stérile, elles essaient toutes les deux de prendre le plus gros du poids sur leur dos, en essayant de préserver l’autre. Mais c’est quelque chose qui se porte à deux, épaule contre épaule, main dans la main.

Kate essaie de ne pas penser à l’épaule qu’elle ne sentira plus contre la sienne, de la main qu’elle voudra prendre mais qui ne sera plus là. Mais pour l’instant, Loveday est encore là, devant elle, et la chaleur de sa peau est bien réelle. Les picotements lui remontent au niveau du nez et elle pince les lèvres. Elle tente un petit sourire, mais Caitriona n’a jamais été très bonne à jouer la comédie, alors son sourire se limite à une ligne tremblotante, un peu brave tout de même. Elle ne veut pas pleurer, parce que ça rendrait les choses encore plus difficile, et non pas parce qu’elle ne veut pas lâcher de larmes devant Loveday. Celle-ci l’a déjà vu au fond du trou, alors elle a fini par réussir à lâcher prise devant elle de plus en plus souvent. Mais aujourd’hui, ce n’est pas à propos de Kate. Elle pleurera quand elle sera seule. Non, là, elle veut être simplement là pour Loveday, pour lui offrir un au revoir digne d’elle. Et c’est étrangement mature de sa part, sans doute grâce à l’influence de son amie depuis leur première rencontre.

Loveday continue. Caitriona essaie de se ressaisir et hausse les sourcils le plus comiquement possible.

« Ah ça je sais, on me le dit tous les jours ! »

Elle ne veut pas qu’elle lui lâche les mains, alors elle fait glisser les siennes pour que ça soit elle qui les lui tienne.

« Merci d’avoir été là, toi aussi. Je… C’est en partie grâce à toi que j’ai survécu aux premiers mois ici. C’était toujours rassurant de pouvoir revenir dans cette chambre et… et juste te voir, savoir que tu serais là, ou- ou en tout cas, pas loin. T’as été une constante dans ma vie, et je… je t’en remercie. »

Sa voix tremble, mais ses yeux restent secs. Son sourire, toujours un peu frémissant, se fait plus marqué. Elle pense chacun de ses mots, et la joie d’avoir eu Loveday dans son quotidien sera, à long terme, plus fort que la peine de la voir partir.

Elle la tire vers son lit pour qu’elles s’assoient toutes les deux. Elle la regarde.

« Je veux que tu te concentres sur toi, d’accord ? On pourra reparler de mon projet de meurtre contre toi plus tard. »

Un rire qui ressemble presque à un sanglot s'étrangle dans sa gorge.

Elle se fige et une seconde flotte. Plus personne ne respire. Caitriona sent que quelque chose se passe, mais elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus, et la sensation se dissipe, s’enfuit loin d’elle. Les mains de Loveday sont toujours en sécurité dans les siennes, elle n’a pas envie de la lâcher, pas tout de suite. Et pourtant, elle sait qu’elle va devoir le faire, qu’elle va devoir la laisser s’en aller. Pas pour toujours, mais une partie de Caitriona hurle qu’on s’en fiche de plus tard, le problème c’est maintenant, le problème c’est les jours qui arrivent, les semaines qui s’étireront à l’infini, sans Loveday. Ouais.

Kate hoche la tête à la proposition de son amie. Bien sûr, qu’elle ira la voir. Les Cornouailles lui sont encore inconnues et si l’idée de les visiter avec Loveday ne suscite pas de réelle joie, c’est parce que son cœur est encore trop enlisé dans sa peine. Mais plus tard, lorsqu’elle se sera remise de l’absence qu’elle laisse derrière elle, Caitriona pourra se réjouir de la revoir dans de meilleures conditions.

Elle hoche de nouveau la tête à la demande de Loveday. C’est vrai que l’infirmière les a aidées, plus qu’elles n’auraient pu l’espérer. Son accueil, sa douceur et sa bienveillance ont contribué à la bonne prise en charge de Loveday et ont facilité les choses. Deux filles paumées dans un pays qu’elles ne considèrent pas comme le leur, ça n’a pas beaucoup d’endroits où chercher de l’aide, mais elles l’ont trouvé et ça a été un réel soulagement, surtout pour Kate. Elle ne voulait pas se débarrasser de sa colocataire à proprement parler, mais c’était juste impossible pour elle de gérer ça seule, d’où sa longue réflexion et sa proposition d’aller voir un personnel de santé adapté.

« J’irai la voir, t’en fais pas. Je lui avais jamais vraiment parlé avant, mais je l’aime bien. J’irai lui rendre visite plus souvent ! »

Elle se concentre sur des choses triviales, ça fonctionne toujours bien, mais dans son esprit, le départ de Loveday est toujours écrit en rouge. Elle ne peut juste pas l’oublier. Elle la regarde attentivement, elle inscrit dans son esprit les traits de son amie, les mêmes traits qu’elle a déjà recopiés sur une feuille, ceux qu’elle a l’impression de connaître par cœur, des traits fins et d’une douceur qui lui donne envie de pleurer. Quelque chose menace d’exploser dans sa poitrine, c’est un étrange mélange d’amour pur et de tristesse, la joie infinie de l’avoir rencontrée et la détresse de ne pouvoir rester à ses côtés pour toujours.

Elle esquisse un sourire un peu tremblotant.

« J’ai hâte de venir te voir. Tu me montreras tes endroits préférés, et on prendra le thé ensemble, comme ici. »

Elle lâche un petit rire. Sa tête se vide à moitié, elle ne sait plus vraiment quoi dire. Le moindre mot ferait exploser son cœur, alors elle cherche, elle y va à tâtons, ses pieds nus sur des œufs beaucoup trop fragiles.

« Tu te rappelles ? Quand on a décoré la chambre pour Noël ? Bon sang ce que c’était chouette ! Je pourrai venir pendant les vacances de Noël, d’ailleurs, je dois rentrer voir ma famille aussi de toute façon. Comme ça, je pourrai te donner un cadeau en main propre, au lieu de l’envoyer. C’est pas que je fais pas confiance aux transporteurs, mais bon… »

Et quand on croit que la machine à blablater est cassée, elle fonctionne de nouveau. Son ton est plus léger et elle arrive à sourire sans trop de difficulté, mais ses mains serrent celles de Loveday, pas trop fort, mais c’est une étreinte qui montre bien qu’elle ne va pas bien.

Tout ce qu’elle dit à voix haute, c’est pour ne pas dire ce qui se passe dans sa tête. Elle fait de son mieux pour parler de l’avenir, d’elles deux et des souvenirs qu’elles se feront plus tard. Elle tait le silence et le vide qui règnera à son départ, ça ne sert à rien de se faire mal, ça ne sert à rien de la faire culpabiliser par rapport à quelque chose sur laquelle elle n’a quasiment aucun contrôle.

Elle inspire. Elle expire. Tout va bien. Tout va bien. Rien n’a jamais sonné plus tôt dans sa tête, cette litanie de mots vides de sens. Tout ne va pas bien. Kate a l’impression que son monde bascule, déchire le rideau et fait voler en mille éclats son doux quotidien. Et pourtant elle sourit de tout son cœur parce que sa volonté est plus forte que tout, son amour pour sa colocataire la fait ravaler ses larmes et étire ses lèvres. Parce qu’elle ne veut pas que Loveday se rappelle ses larmes, elle veut qu’elle parte de ce lieu avec de jolis souvenirs plein la tête, des choses douces et pétillantes.

La réponse de son amie lui arrache un petit rire et la nostalgie de ce moment magique lui pince le cœur déjà contracté de douleur. C’était un petit cocon confortable, isolé de toutes les mauvaises choses du monde, hors de la Terre et de l’univers. Juste elles deux, comme si elles étaient éternelles. Elle ferme les yeux un instant et ce sont des étoiles qu’elle voit dans sa tête, une étoile si brillante, l’étoile de leur amitié, de cet amour brillant qui durera, il durera tant qu’elles seront sur cette terre. Les mains de Loveday dans les siennes l’ancrent à la réalité et elle ouvre les yeux en entendant la fin de sa phrase.

« Une surprise ? Oh, Loveday… »

Elle lui offre un sourire plein de tendresse et lui serre doucement les mains avant de la lâcher pour se lever du lit. Elle doit passer devant le lit de son amie, devant lequel s’empilent les valises, et elle ne regarde pas, elle ne les voit pas, elle avance juste jusqu’à la salle de bain, avec le vestige de son assurance, l’absence d’hésitation qui la caractérise lui fait défaut et c’est presque sur le bout des pieds qu’elle va ouvrir la porte.

La petite fenêtre au bout de la pièce laisse suffisamment de lumière passer pour que Kate voie le cadeau d’au revoir que lui a laissé son amie. Elle porte ses deux mains à sa bouche et se tourne immédiatement vers Loveday, les yeux brillants. Elle ne trouve pas ses mots, et pour une mitrailleuse à paroles comme elle, ça doit faire bizarre. Elle reporte son attention sur les guirlandes accrochées au miroir, dans cette salle de bain qui avait toujours été plutôt neutre mais qui, à présent, porte des habits de fête qui nouent la gorge de Caitriona. Pas de larmes, pas de larmes, pas de larmes.

Elle évite de croiser son propre regard dans le miroir mais laisse ses yeux suivre les courbes formées par les guirlandes. C’est parfait. Elle s’oblige à inspirer, expirer, ne pas pleurer, et encore une fois, sa volonté domine et elle se tourne vers son amie avec un sourire reconnaissant, sans l’ombre d’une larme.

« T’es incroyable ! »

Elle revient vers elle à grands pas et l’attire dans une étreinte.

« Je t’adore, je t’adore tellement ! »

L’étreinte l’enveloppe d’un sentiment doux-amer qui la fait fermer les yeux, cherchant une paix qui ne viendra que bien après, quand tout sera retombé, quand tout se sera remis en place. Caitriona ne peut s’empêcher de rire à la remarque de son amie et elle enfouit son visage contre elle pour profiter de ce moment qu’elles essaient toutes deux de rendre un peu plus léger.

Lorsque Loveday lui parle des lettres, la jeune femme ne cache pas sa joie à l’idée de pouvoir correspondre avec son amie. C’est quelque chose qui ne perdra jamais son charme, et ce délai entre l’envoi d’une lettre et la réception de la réponse nourrit de l’attente et de l’impatience au cœur qui ne pourrait pas vivre sans.

« J’attendrai ta lettre avec impatience. »

Avec quelqu’un d’autre, elle aurait gardé ce doute, ce « et si je ne reçois rien et que j’attends pour toujours une lettre qui ne viendra jamais ? », mais avec Loveday, elle n’a pas besoin d’avoir peur. Elle sait qu’elle tiendra parole.

Sa colocataire lui laisse un baiser sur la joue et le cœur de Kate se serre un peu, à la fois d’amour et de peine, mais elle se contente de sourire en la laissant se reculer. Le vide se fait déjà ressentir, mais Caitriona tente de chasser les pensées noires en attrapant, juste avant de sortir, une chemise en carton décorée de fleurs entremêlées au feutre de couleur.

Elles ne parlent pas avant d’atteindre le taxi. Kate se serait de toute façon mise à pleurer si elle avait essayé de faire sortir un mot de sa bouche scellée. Elle se contente de regarder Loveday, de rencontrer son regard par moment et d’essayer de sourire, mais avec de plus en plus de mal. Sa poitrine la brûle et sa mâchoire est parcourue de picotements, mais elle reste droite, elle continue de marcher, et le taxi est là et c’est la fin.

Sa lèvre inférieure se retrouve coincée entre ses dents tandis que Loveday lui offre ses derniers mots, des mots qui trouvent sans difficulté le chemin de son cœur et qui s’y logent, mi-armes, mi-caresses, et elle cligne des yeux en se suppliant de ne pas pleurer, alors elle hoche la tête et étire ses lèvres de force.

« Je serai là. »

La promesse flotte entre elles deux. Elle tend la chemise en carton à Loveday, et attend qu’elle la saisisse pour reprendre la parole.

« C’est des dessins qui viennent de mes carnets. La plupart sont des portraits de toi, mais y’en a aussi de Lise, y’a des croquis de notre chambre, d’Amai… Enfin, tu verras. Et puis y’a aussi des photos de la ville, du campus, de notre arbre de Noël, et de toi. Il y a certains moments où tu étais tellement concentrée que j’aurais pu en prendre des milliers, mais je te rassure, y’en a pas autant. Bon, voilà… »

Sa voix se fêle à plusieurs moments mais jamais ne se brise. Ce qu’elle a rassemblé dans cette pochette, ce sont des souvenirs, depuis leur rencontre jusqu’au moment présent. Elle en a bien sûr gardé pour elle, mais elle en a tellement qu’elle ne regrette pas de s’en séparer de quelques-uns – les plus beaux. Elle sait que Loveday ne va pas l’oublier, mais elle n’a pas pu s’en empêcher – un cadeau d’au revoir et une supplication, « ne m’oublie pas », faisant écho aux myosotis fleuris qu’elle a capturé sur une photo glissée au dernier moment et à ceux qu’elle a dessinés parmi les nombreuses fleurs ornant la pochette.

Elle se mord la lèvre en sentant les larmes monter, son sourire se brouille et elle attire Loveday dans une ultime étreinte, lui soufflant un « Je t’aime, prends soin de toi. » avant de se reculer de quelques pas et d’agiter la main. Elle combat les larmes jusqu’au bout, jusqu’à ce que la portière claque, jusqu’à ce que le taxi démarre, jusqu'à ce qu’il disparaisse au bout de la rue.

Et puis c’est le déluge.