Cela faisait presque un an que Kyô était sortie diplômée du lycée. Elle n’avait jamais envisagé de poursuivre ses études, elle préférait passer ses journées dehors pour dessiner ou traîner dans le salon de tatouage de son frère. Parfois elle l’aidait, le plus souvent elle y mettait simplement un peu d’animation en faisant la conversation avec ceux qui y entraient. Si Haru était reconnu pour son sérieux et son efficacité, il n’avait pas vraiment la fibre commerciale alors que Kyô était naturellement plus à l’aise et accueillante. Certains clients commençaient à la connaître et on lui avait déjà demandé de travailler sur quelques projets. Ce train de vie assez tranquille correspondait bien à son état d’esprit actuel.

Ce jour-là des nuages gris avaient voilé le ciel et une averse semblait être sur le point de tomber. Comme pour une fois Haru n’avait pas de rendez-vous de prévu dans les prochaines heures, il en avait profité pour s’absenter en demandant à Kyô de garder le salon jusqu’à son retour. Il était bientôt 14h et jusque-là elle n’avait eu la visite que de quelques curieux. En semaine le salon n’était jamais très animé à cette heure-ci, et en plus le mauvais temps avait tendance à vider la ruelle sur laquelle donnait la vitrine, ce qui avait encore plus diminué sa fréquentation ce jour-là. D’ordinaire, ce n’était déjà pas une rue très empruntée même si certains bars du quartier ne se situaient qu’à quelques minutes de marche. Certains s’y retrouvaient car ils étaient perdus, d’autres s’en servaient comme un raccourci réservé aux connaisseurs, mais on venait rarement y flâner sans raison.

Kyô était donc seule, assise sur un tabouret haut derrière le comptoir en verre dans lequel quelques dessins étaient exposés. La plupart étaient faits par Haru dans le style caractéristique de l’Irezumi traditionnel, mais avec un peu d’observation on pouvait aussi deviner que certaines créations plus originales avaient été dessinées par Kyô. Il y en avait aussi d’encadrés sur les murs, celles dont ils étaient le plus fiers, tandis que des classeurs entiers étaient mis à disposition de l’autre côté de la pièce, prêt à être feuilletés sur une grande table en bois entourée de trois tabourets. Au fond, un épais rideau en velours noir cachait le fauteuil sur lequel se déroulait les séances de tatouage et la commode imposante dans lequel tout le matériel était rangé. Dans le coin opposé se trouvait l’escalier discret qui menait jusqu’au reste de leur appartement. Kyô avait aussi récemment entreprit de décorer la pièce en posant des plantes et des fleurs sur les étagères aux murs, pour apporter une dose de couleur et de chaleur bienvenue dans cette pièce aux couleurs assez sobres.

Ses chaussures en cuir se balançaient doucement au-dessus du carrelage gris tandis que toute son attention était concentrée sur le dessin qu’elle avait décidé de finir pour occuper son temps en attendant des visites. Le silence régnait et seul des bruits réguliers de respiration et le crissement des mines sur le papier cartonné prouvaient que le temps ne s'était pas figé. Kyô alternait régulièrement entre les feutres alignés à côté de sa feuille pour y apporter des touches de couleurs. Elle avait représenté un jardin luxuriant peuplé de grenouilles humanoïdes qui vaquaient à leurs occupations. Certaines naviguaient sur une péniche au milieu d’un étang tandis que d’autres semblaient occupées à replanter un hortensia ou capturer des insectes. Le tout formait un panorama loufoque qui ressemblait à un mélange entre une Fable de La Fontaine et un Emaki.

Elle entendit à peine la porte s’ouvrir lorsque quelqu’un entra. Ses yeux ne se décollèrent pas de sa feuille, elle ne voulait surtout pas interrompre soudainement le mouvement de sa main.

- Bienvenue. Je peux vous aider ?

Elle prononça ces mots machinalement. C’était son discours habituel, c’était ce qu’il fallait dire. Souvent, les gens entraient pour jeter un œil aux classeurs et repartaient. Parfois, on venait lui poser des questions et elle faisait la causette. Mais là, elle était trop absorbée par sa tâche et en oublia même de regarder à qui elle avait affaire. A la place, elle restait penchée sur sa feuille, les yeux à une vingtaine de centimètres de celle-ci comme si cela allait l’aider à mieux voir ce qu’elle faisait, le visage figé dans une expression impassible. En réalité elle était juste bien trop courbée pour rien, ses cheveux caressaient la surface du comptoir et elle aurait sûrement mal au dos demain. Mais il fallait au moins qu’elle finisse de colorer ce nénuphar, cela lui semblait bien plus important que la politesse d’accueillir un client avec le sourire.