Aujourd'hui, tu avais décidé de sortir un peu, Mellan. À vrai dire, cela faisait quelques jours que tu n'avais pas vu la lumière du soleil. Déjà, parce que tu avais eu un tableau à finir pour un gros contrat trouvé par Min-Jun, mais aussi car tu travaillais mieux la nuit qu'en pleine journée. Est-ce que tu avais passé des semaines à te réveiller pour l'heure du goûter et à t'endormir à l'aube ? Exactement. Tu avais laissé ton colocataire gérer les courses, pour une fois, trop pris par ton travail. À vrai dire, tu avais toujours peur de ne pas réussir à finir ton œuvre avant la deadline, donc tu ne prenais que peu de jours de repos, quand tu étais sur un gros projet. Tu laissais tes dessins personnels de côté, tu éteignais ton téléphone et décrochais des réseaux sociaux. Seule l'œuvre comptait, ainsi que les tâches ménagères basiques que tu pouvais faire de la maison, jusqu'à que ton travail soit terminé.

Mais enfin, tu avais le droit à un peu de repos depuis trois jours. Le tableau était fini, vendu, vous aviez fait la fête toute une nuit avec Min-Jun pour célébrer cela, dépensant une part conséquente de votre vente, le lendemain tu avais dû décuver, puis le jour d'après remettre la maison dans un état convenable… Et maintenant, tu avais enfin du temps pour toi. Quelques jours de liberté avant que Min-Jun ne te trouve d'autres travaux à réaliser. Tu avais donc décidé de sortir dehors, de voir à quoi ressemblait le monde en pleine journée. Tu voulais te rappeler de l'agitation, des gens fourmillant sous la lumière du jour. Puis voir un peu le soleil te ferait du bien aussi, Mellan. Comme tous les autres êtres humains, tu avais besoin de t'exposer un minimum à la lumière du jour de temps en temps, pour ta santé. Dans ta jeunesse, ta mère te disait toujours que c'était bon pour garder le moral. Tu ne sais actuellement pas si ce qu'elle disait est vrai. Après tout, selon elle les carottes rendent aimables et tout le monde sait que c'est des balivernes pour faire manger les enfants. Mais dans le doute, tu allais quand même sortir faire un tour dehors aujourd'hui. Puis voir autre chose que les quatre murs de ton appartement, ça allait sûrement stimuler ton imagination.

C'était donc dans la douleur d'un réveil trop "matinal" à ton goût que tu te levas à quatorze heures, pour avoir le temps de prendre un petit-déjeuner et de te préparer à sortir avant la nuit. Tu te retrouvas dans un parc à seize heures, le jardin botanique plus exactement, avec ton matériel de dessin dans un sac à dos et une pâtisserie pour le goûter, achetée dans une boulangerie en chemin. Tu mis un bout de temps pour trouver le lieu parfait, celui qui te donnerait envie de te poser pour passer des heures à dessiner. Déjà, ton premier critère avant la beauté des choses à peindre, c'était de trouver un coin loin des familles. Il n'y avait rien de pire à tes yeux qu'un couple avec des enfants, c'était bruyant et turbulent, tout ce que tu détestais quand tu avais envie de dessiner. Puis… Ça te rappellait ta famille aussi. Une pointe de tristesse te pinçait le cœur quand tu pensais à eux. Enfin surtout à ta mère, vu que tu avais une relation des plus neutres, voir même inexistante, avec ton beau-père. Mais le chagrin qui te prenait quand tu pensais à eux se mêlait souvent à de la colère. C'est eux qui t'avaient demandé de choisir, alors c'était de leur faute si tu avais coupé les ponts avec eux. Min-Jun ne t'aurait jamais demandé de faire ce choix-là, il ne t'abandonnerait jamais non plus et surtout, contrairement à eux, il serait toujours fier de toi, quoi qu'il arrive.

Toujours est-il que tu trouvas finalement un coin respectant à peu près tes critères pour t'y installer et commencer à crayonner. Bon, tu entendais toujours les cris des enfants, mais c'était mieux que rien. Puis de là où tu étais, tu avais une vue magnifique sur un petit plan d'eau, autour duquel de nombreux iris japonais de toutes les couleurs fleurissaient. Bleues, blanches, mauves et roses, elles apportaient de la gaîté à ce petit bassin, dans lequel tu arrivais à distinguer une ou deux carpes. Tu supposais que tu allais être tranquille, ici, vu que le chemin longeant le bassin était de l'autre côté du plan d'eau. Tu commenças donc ton œuvre, passant des heures à recopier le paysage devant tes yeux, alors que le soleil continuait son petit bonhomme de chemin avant de se mettre à disparaître peu à peu. Tu gommais du paysage les passants qui, selon toi, gâchaient cette vue magnifique. Tu ne voulais que des plantes sur ton dessin, aucun humain pour perturber la quiétude de ce lieu. D'ailleurs, alors que tu étais totalement absorbé par ton ouvrage, ce n'est pas la tranquillité de ce lieu mais la tienne, qu'un inconnu vient troubler.

Enfin une inconnue, en y regardant de plus près, même si tu avais quelques doutes… Ou alors, c'était un adolescent ? Tu n'en savais rien du tout. Son style ne t'aidait ni à savoir son âge ou son genre, tout comme sa voix. Enfin, cela ne te regardait pas, mais c'était un peu perturbant. Comment tu devais t'adresser à… À ça ? À cette personne ? Puis c'était proche de toi que l'individu s'était accroupi. Trop proche. Tu n'étais pas japonais, mais tu avais été élevé en Corée, alors tu n'étais pas habitué à une proximité inattendue avec quelqu'un dont tu ne connaissais même pas le prénom. D'ailleurs, cette personne osait regarder ton dessin sans même te le demander et elle te donnait son avis, en plus ? Tu n'aimais clairement pas cela, même si l'avis était positif. C'était ton œuvre, elle n'était pas destinée à la vente, elle faisait partie de ton petit jardin secret, tu ne comptais pas la montrer. Alors peut-être que tu regardais un peu mal l'inconnu. Tu le fixais d'un regard à la fois méfiant, interrogatif et intrigué. Qui est-il ? Que te voulait-il ?

- … Qui êtes-vous ? Si c'est un plan pour me draguer, je ne suis pas intéressé, vous avez l'air mineur et… Je ne mange pas de ce pain-là.

Mais sinon, l'individu pouvait s'asseoir à côté de toi, Mellan. Tu ne le ou la rejetais pas vraiment, tu te posais juste des questions, beaucoup de questions. Ce jeune dessinait aussi ? Qu'est-ce qu'il voulait te montrer, diantre ? C'était clairement énigmatique, hors de contrôle, ça t'intriguait autant que ça te perturbait.

- Je… Je veux bien voir, pourquoi pas. Mais uniquement si c'est un dessin.

On ne sait jamais avec les inconnus dans la rue, tu ne savais pas ce que cette personne voulait te montrer et tu ne voulais vraiment pas voir quelque chose de déplacé. D'ailleurs, pris d'un doute, tu jetas un coup d'oeil aux alentours pour voir si cet étrange inconnu était seul. Puis tu vérifias rapidement que toutes tes affaires étaient toujours là aussi. Tu examinas vraiment toutes les possibilités avant de te dire que peut-être, cet étranger était juste quelqu'un de très malpoli qui voulait faire ami-ami avec toi.

- Je… Vous pouvez vous écarter un peu, par contre ? Vous… Vous êtes un peu proche.

Trop proche pour Mellan qui ne s'était pas préparé à faire des rencontres et du social, aujourd'hui.

Tu étais méfiant, Mellan, sûrement trop sur la défensive face à cet individu inconnu qui avait juste l’air de vouloir faire la conversation avec toi. Mais pouvait-on vraiment t’en vouloir ? Tu étais timide, certes, pas très à l’aise socialement aussi… Puis il y avait aussi le chemin que tu avais choisi de suivre en restant avec Min-Jun, en trempant dans l’illégalité. Tout cela te rendait plus prudent et craintif, tu ne savais pas dans quoi tu t’embarquais à chaque nouvelle rencontre que tu faisais. Il était plus simple pour toi d’aborder des gens dans des bars ou même des boîtes de nuit. C’était pour toi des lieux de sociabilisation, tu y allais dans ce but. Mais le parc… Tu n’avais pas pour objectif de discuter, quand tu y mettais les pieds. Tu faisais cela pour prendre l’air, voir un peu le soleil et profiter d’un moment tranquille, loin de ton colocataire qui pouvait rentrer dans ton atelier à n’importe quel instant.

Enfin, ce qui est fait est fait. Tu étais maintenant face à cette personne ayant entamée la conversation alors tu te devais d’y répondre, au moins pour être poli. Il ne manquerait plus qu’à cause de ta méfiance, cet inconnu ait une mauvaise opinion des étrangers. Puis ce jeune n’avait pas l’air méchant ou avec de mauvaises intentions, quand tu y réfléchissais bien, il avait juste l’air de vouloir papoter un peu.  D’ailleurs, il était maintenant l’heure de régler ton impolitesse concernant son âge, en essayant de ne pas t’embourber encore plus, et ça, ça allait être compliqué. Tu ne savais d’ailleurs toujours pas si tu parlais à une jeune femme, un jeune homme ou bien ni l’un ni l’autre, et cela te perturbait grandement.

- Je… Vous savez, l'âge de la majorité au Japon est un peu flou pour moi… Dans le pays où j’ai grandi, on est majeur à dix-neuf ans… Enfin, on ne compte pas l’âge de la même manière aussi… Puis de ce que j’ai compris, vous ne pouvez pas boire ou fumer avant vingt ans au Japon, donc… Il n’y a pas une si grande différence entre cet âge-là et le vôtre…

Est-ce que tu te perdais dans tes explications Mellan ? Totalement, oui. Mais au moins tu ne disais pas à ton interlocuteur que oui, pour toi, il avait l’air mineur. Tu évitais donc le conflit avec brio. Tu acquiesças quand la personne te révéla son prénom. Kyô. Ca ne t’aidait pas du tout ça. Ce prénom n’était-il pas mixte ? Enfin vu ta connaissance du japonais, tu te trompais peut-être, mais dans tous les cas ça ne t’éclairait pas du tout. Tu écoutas sa justification, hochant la tête quand elle s’installa à une distance plus raisonnable de toi. Oui, là vous aviez l’air mieux parti pour discuter, tu te déridas un peu, lui offrant un léger sourire.


- Mellan. Je… Je m’appelle Mellan.

Tu espérais que ton interlocuteur réussirait à le prononcer, les Japonais et la lettre L, ça ne faisait pas bon ménage. Maintenant que les présentations étaient faites et que tu étais un peu plus à l’aise, tu avais un peu hâte de voir ce que l’autre dessinateur voulait te montrer, Mellan. Tu laissas Kyô s’installer, attendant patiemment sans le ou la lâcher des yeux… Puis finalement, tu eus entre les mains une très belle œuvre dont tu étais la pièce maîtresse, entouré de magnifiques fleurs. Est-ce que cela te surprit ? Bien sûr, on pouvait lire sur ton visage que tu ne t’attendais pas à cela. Mais tu pouvais reconnaître que ton interlocuteur savait y faire en dessin.

- Je… C’est beau. Tu dessines vraiment bien. Je… Je ne m’attendais pas à… A me voir sur ton dessin, à vrai dire… Ni à servir de modèle en venant dessiner dans le parc. Tu es en études d’art ? Ou c'est peut-être juste une passion mais... Ca serait dommage que ce talent reste caché...

C’était logique pour toi, Mellan, qu’un jeune avec autant de talent que Kyô fasse des études dans ce domaine. C’est ce que tu aurais fait, si tu avais eu les notes, l’argent et le temps pour. Mais le destin avait eu d’autres plans pour toi, et tu savais qu’il t’était impossible aujourd’hui d’attaquer une formation dans ce domaine. Puis, à quoi te servirait un diplôme, maintenant que tu étais amené à vivre sans identité fixe, pour passer sous les radars des gens que tu arnaquais avec Min-Jun ?