Secouée contre son siège, Caitriona regarde le paysage défiler à travers la vitre légèrement embuée, émerveillée par le district qu’elle ne connaît que trop peu. Habituée à Kobe, elle ne quitte qu’assez rarement la ville surtout depuis qu’elle a commencé l’université, alors se rendre à Sanda pour une sortie au jardin botanique, ça fait pétiller des bulles de joie dans tout son corps.

Il fait un peu frisquet, mais ça n’a jamais arrêté Kate – au contraire, elle préfère les températures hivernales à celles insoutenables au milieu de l’été, surtout que le Japon se pare d’humidité et de lourdeur pesant sur le crâne de ses habitants, ce qui n’aide pas vraiment à supporter les chaleurs estivales.
Et puis, c’est bientôt la saison des cerisiers et les parcs en regorgent, faisant la joie de la jeune femme qui commence déjà à en esquisser les silhouettes dans son carnet, ou qui se promène avec son appareil photo comme extension d’elle-même, prenant des photos dont elle n’est jamais vraiment très satisfaite. Loveday ne cesse de lui dire qu’elle les aime bien, l’Irlandaise ne peut que douter d’elle-même. C’est drôle que cela ne se produise qu’avec la photographie, alors qu’elle reconnaît son talent en peinture ou en dessin.

Elle cligne des yeux et la voilà qui voit passer l’arrêt auquel elle était censée descendre. Elle se mordille la lèvre inférieure et si son inattention ne surprend personne, elle n’en est pas pour autant moins embêtante. Elle sait que Kenji ne partira pas si elle est un peu en retard, mais ce n’est juste pas respectueux de se pointer avec du retard, même elle le sait.

Elle s’extirpe de son siège, et alors qu’elle attend pour le prochain arrêt, son train de pensée prend en toute logique la direction de la personne qui l’attend au jardin botanique. Kenji… Kenji quoi ? C’est étrange, qu’un Japonais ne lui ait donné que son prénom. Ça ne la choque pas particulièrement, mais elle a toujours eu l’habitude que les gens se présentent avec leur nom de famille – de son côté, elle n’a jamais pris le pli et continue de demander à ce qu’on l’appelle Kate ou Caitriona, parce que Adam est un prénom en lui-même et elle n’aime juste pas qu’on l’appelle comme ça.

Plus elle y réfléchit, plus elle se rend compte qu’elle n’en sait rien sur ce grand gaillard, de dix ans son aîné, qu’elle ne croise qu’en pleine nature. Ça lui rappelle forcément un peu Logan, mais c’est encore différent de cette stupide armoire à glace qu’elle a envie de frapper au moins une fois lorsqu’elle le voit. Kenji se présente plus comme un grand frère bienveillant, dans le genre Jared, plutôt que chieur-de-service-et-gamin-de-sept-ans. No offense, Logan.

(Le bus s’arrête et elle sort, regarde le tableau d’affichage pour le prochain bus dans le sens inverse et lâche un soupir en voyant le temps d’attente, alors elle se met à marcher en direction du parc botanique, espérant ne pas être trop en retard.)

Il a une aura un peu étrange, dans le genre « m’approche pas je mords » mais qui semble se dissiper dès qu’il lui parle, et là, elle le surprend à sourire et même à rire et blaguer, brisant l’image du colosse de pierre qu’il peut renvoyer au premier abord. Ce sentiment de privilège qu’elle ressent de par cette attitude l’intrigue mais nourrit surtout son ego et elle ne peut s’empêcher de continuer de le retrouver à ce même endroit du jardin botanique. Oh, ce n’est pas si souvent, elle ne l’a d’ailleurs pas vu depuis un bout de temps, mais c’est une sorte d’amitié discrète qui ne la dérange pas.

Elle arrive enfin et hésite un instant devant un carrefour, avant d’emprunter l’un des chemins et, le regard au loin, elle aperçoit un corps allongé dans l’herbe et elle sourit. Il est toujours à la même place, et cette sorte de routine la rassure, en quelque sorte.

Elle s’avance jusqu’à enjamber la corde reliant de petits poteaux en bois faisant office de bordure et elle entre dans le champ de vision de Kenji, un sourire amusé sur le visage. Elle n’a pas le temps de dire quoi que ce soit qu’il lui pose une question qui la fait froncer les sourcils, ne comprenant pas le rapport mais répondant quand même avec honnêteté.

« Salut ! Ça fait bien deux mois qu’on s’est pas vus, du coup j’ai pas de réel comparatif, mais c’est vrai que t’as l’air un peu pâle. T’es malade ? Si t’es malade je m’approche pas. »

Elle laisse échapper un rire et elle s’assoit à ses côtés quand même, se mettant en tailleur et s’accoudant sur sa jambe, laissant sa joue s’appuyer contre la paume de sa main.

« Au fait, t’as toujours pas compris que l’herbe ici est ‘interdite au public’ ? Y’a un panneau juste là. »

Elle le regarde et sourit. Elle le taquine gentiment et n’en a rien à faire des interdictions de ce genre. Vraiment, Kate est l’incarnation vivante du fameux même, ‘this sign won’t stop me because i can’t read’, ce panneau ne m’arrêtera pas parce que je ne sais pas lire. Même énergie chaotique.

Il se redresse et s’assoit, obligeant Caitriona à lever un peu la tête pour le regarder – rien de bien méchant, mais ça lui rappelle qu’elle est vraiment plus petite que lui, et ça ne fait rien d’autre que la frustrer un peu. Tous ceux qu’elle connaît la dépassent d’une bonne tête et bien qu’elle ne soit pas si petite que ça, elle ne peut s’empêcher de pester un peu. Être plus petite n’est pas un signe d’infériorité mais c’est comme les chiens : plus ils sont petits, plus ils aboient fort. Caitriona est dans le genre chihuahua.

Il la taquine et elle laisse échapper un rire amusé, désormais habituée à ces remarques qu’ils se lancent sans de réelle malveillance, un lent et paisible match de tennis de table, la balle fendant l’air avec paresse et rebondissant dans le camp adverse sans que l’autre ne la laisse tomber, la renvoyant toujours avec un sourire.

Et puis, d’un coup, on met le match de tennis de table de côté et Kenji lui parle de la raison de sa pâleur et elle cligne des yeux et son visage se tourne vers lui, confuse.

« T’as failli mourir ? Vraiment ? Mais… Oh wow, je savais pas du tout… ça va mieux ? Comment tu vas ? »

Elle est aussi impressionnée qu’inquiète, on ne change pas le cœur des gens – elle se dit juste que frôler la mort à cause d’une allergie, c’est impressionnant d’une très mauvaise façon et quelque part assez fascinant, et elle ne peut s’empêcher de montrer son inquiétude. S’il est là aujourd’hui c’est qu’il n’est plus en danger de mort, mais elle se dit qu’il a failli y passer, et c’est grave et ses pensées tournent un peu en rond mais elle est comme ça, Caitriona.

Il dévie un peu et la conversation change abruptement pour se concentrer sur la musique, sans que Kate ne comprenne vraiment pourquoi. Passer du coq à l’âne, ça la connaît plutôt bien, mais remarquer ça chez les autres la rend un peu perplexe, ne se rendant pas compte qu’elle fait la même chose lorsqu’elle parle. Elle s’autorise un sourire, et une petite remarque.

« T’essaie de te la péter, là ? J’vois que tu vas plutôt bien malgré ton allergie, pour parader juste parce que t’as une sœur célèbre. »

Elle secoue la tête, moqueuse, ne pesant pas vraiment ses mots. Parfois, c’est comme ça, elle ne réfléchit pas et parle, sans savoir comment ses paroles seront interprétées ou si elles peuvent être blessantes. Aveugle et pourtant clairvoyante, elle joue un double rôle aux connotations contraires mais qui font d’elle ce qu’elle est.

« Au risque de te décevoir, non, je connais pas vraiment… Enfin, je pense que des amis en ont déjà parlé mais je crois pas avoir écouté de moi-même. »

Elle hausse les épaules, sentant vaguement qu’il s’attendait sans doute à une réaction beaucoup plus disproportionnée que celle qu’elle vient de lui offrir, mais elle ne sait pas vraiment quoi dire. Elle a du mal à s’intéresser aux actualités musicales et aux nouvelles sorties – a plutôt tendance à écouter les mêmes chansons en boucle au risque de s’en lasser au bout d’un certain temps.

Elle laisse ses brins d’herbe chatouiller ses doigts puis, sans vraiment y penser, elle en arrache, sa main se mouvant comme détachée de son esprit tandis que ses pensées prennent leur propre chemin, chemin barré par la question de Kenji qui la met également à jour sur les mois qui viennent de passer. La routine ? Elle se dit que travailler dans les finances, ça ne doit pas être bien joyeux, mais elle ne dit rien, elle sait très bien que tout le monde a des intérêts différents, mais ça lui laissera toujours ce léger sentiment d’inconfort que d’imaginer des gens coincés dans des bureaux pendant toute la journée, à taper sur des ordinateurs ou à lire des rapports financiers.

« Bah… c’est bientôt la fin de ma première année à l’université, c’était un peu compliqué par moment mais au final je regrette pas du tout ! C’était fantastique et même si j’aurai encore plus de travail l’année prochaine, ça va être génial ! »

L’exagération et l’enthousiasme des habitants de Cork, elle en garde toujours un peu même lorsqu’elle parle japonais, laissant son corps bouger librement pour faire ces gestes un peu dramatiques mais qu’elle aime tant. Kate n’a jamais cessé de parler avec ses mains, et les regards en biais de certains n’y changeront rien.

« Sinon, rien de spécial, je sors avec des amis, je fais la fête… Je profite. »

Elle passe sous silence le comportement inquiétant de Loveday, elle passe sous silence les coups de barre et le vide qui lui étreint parfois le cœur, elle passe sous silence la pression de la fac et les réminiscences de trop de choses douloureuses, et elle sourit, elle sourit et elle continue d’arracher l’herbe qui l’entoure. Parce que tout va bien.

Elle lève les yeux vers lui.

« T’as vu ? Ils ont prévu de faire une sorte de compétition à Kobe, sur le mont Rokkosan. Je me suis pas encore décidée mais je pense que je vais y participer avec un ami. Je sais plus trop ce que c’est, le prix, mais ça a l’air drôle ! »

Elle lui offre un sourire lumineux. Elle parle de tout et de rien, ne songeant même pas qu’il ne soit peut-être pas intéressé par son blablatage, mais elle n’y songe pas parce qu’elle n’a jamais eu l’impression de l’ennuyer.

Elle lâche un rire amusé, lui lançant un regard en biais tandis que ses doigts s’animent et torturent les brins d’herbe qu’ils frôlent, caressent et arrachent sans aucune pitié.

« Kenji, Kenji… Être de la famille de quelqu’un de riche ne fait pas de toi quelqu’un d’important, même si tu aimes le croire. »

Elle laisse un sourire atténuer ses paroles – histoire qu’elles ne gardent qu’un semblant de moquerie, et elle lui tapote l’épaule brièvement, comme pour le réconforter.

« Mais t’en fais pas, même si t’es pas important, moi je t’aime bien. »

Elle retire sa main puis replie bien ses jambes contre elle, les serrant de ses bras croisés, la joue posée sur ses genoux, et elle l’écoute parler, avant de répondre en dépliant son corps et le laissant s’exprimer, puis alors qu’il reprend la parole, elle ne peut s’empêcher de le fixer un peu plus longtemps, la hargne l’emplissant et servant de barrière, empêchant les intrusions, évitant les évasions. Système imparfait qui a quand même porté ses fruits depuis un bout de temps, système qu’elle ne cherche pas à changer – pourquoi modifier quelque chose qui tient assez debout pour la protéger, pourquoi changer lorsque l’habitude est tellement confortable ?

Elle n’aime pas que l’on s’inquiète pour elle comme si elle était quelque chose de fragile, c’est trop arrivé depuis les différents incidents, et la considération des autres est comme une offense à sa personne, aussi dramatique cela puisse sembler – alors, elle crache presque, sa bonne humeur envolée pour une seconde :

« Je vais bien. »

Mais il change vite de sujet et elle doit avaler cette hargne qui lui laisse un arrière-goût amer sur la langue pour répondre, tout de même un peu apaisée par son aura un peu magique. Elle hausse les épaules, reste un peu détachée mais ça se voit sur son visage, elle est encore sur la défensive, comme un chat sauvage qu’on aurait tenté d’approcher un peu trop brusquement.

« C’est une randonnée, faut arriver en premier au sommet. Et on gagne un voyage, je crois ? »

C’est drôle parce qu’elle est intéressée mais elle n’a pas pris la peine de collecter des informations dessus, mais elle est comme ça, Kate, soit elle est trop préparée, soit elle ne l’est pas assez. Elle laisse son regard se perdre un instant au loin, et au moment où ses yeux reviennent avec un peu d’hésitation sur Kenji, un téléphone sonne et elle sursaute légèrement. Le bruit est inhabituel dans le calme qui les entoure et elle lance un regard à l’autre, sachant très bien que ce n’est pas le sien. Ce faisant, elle voit une série d’expressions passer sur son visage et elle se questionne, s’interroge, sans pouvoir formuler ses questions qui lui restent sur le bout de la langue alors qu’elle hoche la tête.

Il s’éloigne et vite, les mots sont balayés par le vent et Kate n’entend qu’un murmure qui a perdu toute signification, un simple ronron presque agréable qui finit par rapidement s’éteindre alors que Kenji raccroche et revient s’installer près d’elle. Elle ne peut s’empêcher de l’observer, plus curieuse qu’intriguée, elle a envie de fouiner mais il y a cet accord commun qui semble dire ‘il n’est pas nécessaire d’en savoir plus’, alors elle ne demande pas, se contente de poser des questions silencieuses de ses yeux verts, auxquelles il ne cherche pas à répondre.

Mais cependant, pour une fois, quelque chose lui échappe et Caitriona se mord la lèvre mais un sourire lui échappe quand même. Un élément de réponse et un nouveau mystère, voilà ce que Kenji vient de dévoiler avec de simples mots qu’il semble à présent regretter. Elle incline la tête sur le côté et maintenant qu’il a abordé le sujet, elle ne peut que sauter sur l’occasion. Elle est comme un animal affamé, prêt à se battre pour une miette de nourriture – avoir autant de questions et jamais aucunes réponses tout en les sachant si près, ça la frustre un peu.

« Ta petite protégée ? C’est qui ? C’est pas ta fille ? T’as pas l’air du genre à avoir des enfants. »

Elle ne peut s’empêcher de sourire, malicieuse et curieuse, ses quatre questions tournant autour de ce même sujet sortant de sa bouche comme des boulets de canon, expulsés dans un même souffle. Elle ne voulait pas rater sa chance, et tant pis s’il esquive ses interrogations – elle aura au moins essayé.

Avec tout ça, elle en a oublié d'être en colère.

Elle hausse les épaules.

« J’en ai juste entendu parler, et c’est pas vraiment la récompense qui me motive. »

Elle n’en dit pas plus, elle n’a pas besoin de s’épancher sur les raisons de cette attitude qu’elle-même a du mal à comprendre. Y voir clair dans la tête de Caitriona, c’est plus difficile que ça en a l’air.

Et puis elle s’engouffre dans la brèche et les questions filent dans le vent pour aller s’enfoncer dans leur cible, et pour une fois, c’est bien joué. Kenji semble hésiter un instant, mais lorsqu’il prend la parole, elle comprend qu’elle a gagné et un petit sourire étire ses lèvres. Elle tend les oreilles, se dit que ce n’est pas commun que l’homme lui dise des choses sur lui, alors elle ne manquerait ça pour rien au monde.

Elle incline la tête sur le côté et regarde le ruisseau de mots se former, elle essaie d’imaginer les faits, et l’histoire s’anime sous ses yeux, le séisme l’horrifie mais la suite la fait sourire et c’est dans ces moments-là qu’elle peut sans aucun soucis se dire qu’il y a encore de l’espoir en l’humanité. Et puis, la notion d’accident et de décombres la ramène à l’explosion dans le centre commercial, et elle pense à tous les survivants qui se sont retrouvés sans père, sans mère, sans enfants – mais elle refoule tout, elle range tout ça dans la bouteille correspondante, avec les enfants sans vie et les habits de nourrissons déchirés, et elle se reconcentre sur le récit de Kenji et ce qu’il laisse échapper la laisse une demi-seconde sans voix, avant qu’elle ne se remette à parler en boulet de canon.

« De la… drogue ? Mais elle va bien ? Tu devrais aller la voir, non ? Elle est mineure ? Elle va passer au tribunal, non ? »

Elle le regarde, un peu effarée par son calme. Si elle avait un enfant à charge et que celui-ci se faisait attraper avec de la drogue… Elle n’imagine même pas sa réaction, en fait. La panique totale. La déception, bien sûr. Et les scénarios quant aux conséquences de ces actes – sans doute le dossier sera clos sans qu’aucune mesure ne sera prise, si l’enfant se montre assez repentant ? Mais la situation ne serait pas bonne, pas bonne du tout. Et pourtant, Kenji est si détaché que ça en devient étrange. Elle se mordille la lèvre inférieure, se dit que c’est peut-être elle qui exagère. Qui dramatise.

Elle n’a pas répondu à sa question, mais elle est trop embêtée par le bref éclair de panique qu’elle a ressenti à la place de Kenji qu’elle ne s’en est pas rendu compte, mais elle se rattrape aux questions suivantes qui l’étonnent un peu et qui la laissent songeuse, alors qu’elle n’arrive pas à effacer de son esprit la vision d’une gamine au poste de police, seule et terrifiée.

« Je sais pas vraiment… C’est difficile à élever un enfant, et je ne me sens pas comme une adulte, alors je n’arrive pas à me projeter dans l’avenir pour vraiment savoir. Je verrai sur le coup, je pense ? »

Elle ne dit pas que ça lui fait peur, de ne pas savoir. De ne pas pouvoir prévoir. Mais qu’en même temps, elle ne peut pas faire autrement. Qu’elle vit au fil de l’eau et que malgré tous ses efforts, elle ne peut pas tout inscrire sur un papier et que de toute façon, elle finirait par abandonner le projet après deux lignes écrites. Non, malgré son besoin de sécurité et de connaissance de l’avenir, elle ne peut pas faire autrement que de laisser faire les choses, et le temps.

Ses doigts ont retrouvé les brins d’herbe et elle se remet à les maltraiter sans vraiment s’en rendre compte, trop obnubilée par ‘sa protégée’. Elle est comme ça, Caitriona : à oublier des choses ou à ne pas pouvoir se les enlever de la tête.

«  Mais la petite ? T’es sûr que tu veux pas aller la voir ? »

Quatorze ans. Kate le regarde, le regard un peu incertain. Quatorze ans, c’est tôt, mais c’est également cette période floue, cette adolescence un peu sauvage, un peu rebelle, où tout se transforme autour de soi. Son corps, son esprit, ses opinions et sa vision du monde – tout change, se modifie, prend des apparences effrayantes et déformées, et l’image des corps reflétés dans la glace revient sur la rétine comme sur les miroirs déformés.

Mais les mots suivants détournent son attention et elle se rend compte que Kenji lui a encore laissé quelques miettes à picorer, miettes de son histoire qu’il garde précieusement pour lui, si précieusement que Caitriona a peur de s’en approcher, de tendre la main pour demander un plus gros bout de cette vérité qui s’éloigne d’elle à la moindre pensée de vouloir l’effleurer.
Et cet exercice, celui de ne pas chercher à en savoir plus malgré les miettes qu’il lui laisse de façon involontaire, n’est pas toujours facile, certains jours plus que d’autres, car la curiosité est une chose difficile à refreiner chez la jeune femme – mais avec la retenue qu’elle a appris à avoir depuis son arrivée au Japon, elle progresse et sa bouche reste close et silencieuse beaucoup plus souvent qu’auparavant. Ça ne signifie pas qu’elle ne reste pas la machine à blablater qu’elle a toujours été.

Enfin, pour revenir à la discussion, le détachement de Kenji l’effraie, ou en tout cas, il la perturbe. Aussi empathique soit-elle, elle n’arrive pas à ressentir ce calme elle-même, elle ne peut l’imaginer, mais son cerveau est étrange et lui dit que si son ami n’est pas paniqué, c’est qu’il n’y a pas de raison de l’être. Et en même temps, ce même cerveau hurle ‘mais il est fou ? Il doit aller la voir ! C’est grave ! Elle a besoin de lui !’. Alors elle ne sait pas quoi faire, se contente d’écouter les questions qu’il lui pose pour faire dévier le sujet vers autre chose, mais la conversation se déforme en courbe et ils se retrouvent de nouveau à parler de ‘sa protégée’.

Et il lui dit qu’il hésite, alors elle lui répond un « Je ne vois pas pourquoi tu hésites. » mais il continue de parler, il lui parle de quelque chose dont elle a vaguement entendu parler mais auquel elle ne s’est jamais intéressée – elle avait trop à faire avec tout ce qu’elle doit maîtriser, et bien qu’elle adore la nature, elle ne s’est jamais tournée vers l’arrangement floral comme passe-temps. L’idée ne lui est pas incongrue, mais non, pas maintenant. L’intérêt est piqué mais l’envie n’est pas présente.

Et surtout, elle ne veut pas penser à ça maintenant, alors que toutes ses préoccupations se portent sur une gamine qu’elle n’a jamais vu, dont elle a découvert l’existence aujourd’hui et dont elle ne connaît rien de très tangible. Elle fait une fixation dessus et ne peut relâcher son attention, trop occupée à penser et penser et se demander pourquoi est-ce que Kenji ne fait pas de même, pourquoi est-ce qu’elle ne voit pas de lueur effrayée au fond de ses yeux, pourquoi est-ce qu’il est encore là.

Une discussion, ça peut se reprendre après, ça peut se faire couper sans grande conséquence, ça peut mourir mais ressusciter dès le lendemain.
Une fille, ce n’est pas éternel, ce n’est pas quelque chose que l’on peut mettre en pause, à côté, le temps de finir ce que l’on a à faire. Et il n’y a pas à discuter de ‘mais est-ce qu’il faut forcément se rendre tout le temps disponible pour ses enfants ?’. Pas pour Caitriona.

Alors elle secoue la tête, tente un sourire qui sort seulement vaguement agacé de cette absence de priorité, et le regarde avec des yeux sombres.

« Tu sais quoi, Kenji ? Je vais te faciliter la tâche. »

Elle rassemble le peu d’affaires qu’elle a apporté avec elle et se lève en essayant de ne pas se rétamer. Elle ne réfléchit plus vraiment parce que l’irritation lui picote le bout des doigts, elle réchauffe sa nuque et bouillonne dans son ventre, et quand c’est comme ça, c’est difficile pour elle de stopper la progression de ces émotions vives qui parcourent son corps comme les flammes la forêt vierge, et si elle ne fait rien pour seulement freiner la chose, l’incendie enfle.

« On se revoit la prochaine fois. »

Elle reste cependant elle-même, même sans le vouloir, impliquant qu’ils se reverront, que son agacement n’est pas définitif, qu’il ne brûle pas les ponts, seulement son âme. Elle hoche la tête, son sourire disparu, et elle retourne sur le chemin et prend une direction au hasard sans se retourner.