La soirée avait été atroce. Mes pieds me faisaient souffrir, j’avais dû traverser la moitié de la ville à la marche et mes pieds me faisaient atrocement mal tout ça pour une somme minable. Je dis minable, disons que je n’étais pas suffisamment bien rémunérée pour marcher autant de pas. Si j’avais eu une de ces stupides montres, elle aurait probablement explosé vu la puissance de calcul nécessaire pour afficher un tel nombre gigantisme. Quoi qu'il en soit, plutôt que de finir la soirée en compagnie de mon chat, un pot de crème glacée et un film, j’avais opté pour un petit bar dont j’avais entendu parler. Les prix a ce qu’il parait n’était pas complètement exorbitant, j’insiste sur le pas complètement.

Mes pieds douloureux me rapprochèrent du bar au courant des minutes suivantes. Finalement, l’établissement s'étend sous mes yeux. Pas si mal pensais-je en gravissant de peine et de misère la demi marche qui composait le trottoire. Même les plus petits efforts étaient coûteux à mon âge.


En entrant, je fut aussitôt frappée par l’ambiance électrisante et la musique battant furieusement dans les enceintes. Je tirais une de ces têtes, mes cernes s'étendaient sur mes traits, on aurait presque pu dire que je sortais du bar plutôt que j’y entrais. De peine et de misère, je parvint à me frayer un chemin jusqu’au bar. Non sans lâcher un long soupir exaspéré, je pris place sur un des tabourets avant de poser mes coudes sur le comptoir. Installant mon sac à main sur le comptoir, je fouilla à l’intérieur de ce dernier avant de dégoter mon porte feuilles et le sortir. Où était cette fichue barmaid quand on avait besoin d’elle ?

Tant pis pensais-je en me penchant légèrement vers l’avant pour observer les alentours. Pas si mal comme bar, dommage que le service ne soit pas à la hauteur. Pas étonnant, le vendredi était décidément la pire journée pour fréquenter n’importe quel établissement public, encore moins un bar, que dis-je, une taverne. On daigna finalement poser un verre d’eau devant moi avant que la silhouette ne disparaisse aussitôt. Bon…D’un bref regard, je jette un œil à mes textos non-lus avant de ranger mon portable en soupirant.

Pour l’occasion, j’avais enfilé mon plus bel attirail ou presque…Des joggings et un pull à capuche rabattu sur ma tête. Le boulot avait sali mes vêtements propres et sapé mon moral, ce qui expliquait donc ma tenue et ma présence dans un tel endroit.

Du coin de l'œil, mon regard capta finalement une grande brunette à l’air sérieux et la crinière sombre. La brunette ténébreuse pensais-je en riant pour moi-même avant de lui adresser mon sourire le plus forcé dans l’espoir qu’elle vienne enfin me demander ma commande.

Ce soir-là, l’ambiance au bar était particulièrement festive. Kyô allait devoir travailler toute la nuit et l’effervescence créée par l'afflux des clients stimulait son énergie. Le bruit des conversations et des éclats de rires se mêlaient à la musique pour former un joyeux brouhaha. Si Kyô passait souvent du temps seule, dans le calme pour trouver l’inspiration, elle savait aussi apprécier les atmosphères chaleureuses comme celle-ci.

Avant d’être embauchée ici, elle avait l’habitude de venir dans ce bar en tant que cliente alors elle avait fini par sympathiser avec les barmen. Un soir, en ne plaisantant qu’à moitié, elle leur avait même demandé s’ils ne recherchaient pas des gens pour les aider et contre toute attente, ça avait payé. Alors désormais elle était elle aussi passée derrière le bar, à servir des cocktails. En plus d’avoir eu d’emblée de bonnes relations avec ses collègues, ce travail lui permettait de gagner en indépendance vis-à-vis de son frère chez qui elle vivait toujours, et où elle passait une grande partie de ses journées pour l’aider à gérer son salon de tatouage. Travailler dans ce bar lui permettait de trancher avec ce quotidien qu’elle connaissait depuis des années, de penser à autre chose et de faire de nouvelles rencontres. Que ce soit avec des clients de passage qu’elle ne reverrait jamais ou avec des habitués dont les visages qui étaient peu à peu devenus familiers, dès qu’elle avait un moment de libre, elle en profitait pour s’intéresser aux gens qu’elle avait en face d’elle - parfois même au risque d’en oublier momentanément ses devoirs d’employée -. Elle n'était pas irréprochable, mais son attitude sociable qui encourageait à la consommation était indéniablement son point fort. Et heureusement, car avec ses piercings et son style débraillé, elle aurait pu rebuter.

Cela faisait un moment qu’elle enchaînait les commandes des clients qui se succédaient au bar, si bien qu’elle ne remarqua pas tout de suite la jeune fille qui venait de s’installer sur un tabouret. Il faut dire qu’elle se faisait assez discrète, avec sa capuche rabattue sur la tête presque comme si elle cherchait à se cacher. Kyô était affairée derrière le bar mais elle finit par croiser son regard alors qu’elle terminait de servir un verre. Elle profita de ce moment de répit pour se rapprocher de la cliente, prenant appui avec ses mains sur le comptoir devant elle avant de prendre la parole d’un air engageant.

- Je te sers quelque chose, tu as choisi ? Personnellement je recommande le Gin aux agrumes.

Maintenant qu’elle se trouvait en face de l’inconnue, Kyô remarquait à quel point sa mine était fatiguée et son regard avait l’air éteint. A vrai dire avec ces vêtements négligés, elle n’avait pas vraiment l’allure de quelqu’un qui venait ici pour s’amuser.

- Tu es venue toute seule, la soirée se passe bien ? Si t’as un truc à oublier, je peux charger un peu ton verre.

Même si la dernière remarque était une plaisanterie, elle cherchait quand même à s’assurer indirectement de l’état de la jeune fille, histoire de vérifier que le regard qu’elle lui avait lancé n’était pas plutôt un appel à l’aide.

Après avoir retiré sa capuche, la cliente finit par accepter la suggestion. Les yeux de Kyô s’attardèrent quelques secondes sur le visage qui lui était dévoilé, et elle s'étonna silencieusement de ses traits inhabituels et de ses yeux verts. Cela, ajouté à son allure qui ne pas vraiment être qualifiée de festive, lui donnait envie d’en savoir plus sur cette inconnue. Mais avant de s’embarquer dans une conversation hasardeuse, elle commença à s’occuper de la préparation du cocktail avant que cette priorité ne lui sorte de la tête.

En attrapant différentes bouteilles pour faire son mélange, elle l’écoutait parler de sa venue ici en solitaire et sa confiance l’amusait. Alors que pour certaines personnes venir dans un bar seul était impensable, cette jeune fille semblait au contraire le revendiquer. Même si Kyô était sociable et qu’elle trouvait sans mal des gens avec qui passer ses soirées lorsqu’elle en avait envie, elle comprenait aussi très bien qu’à certains moments ou pour certaines personnes il était plus agréable d’être seul. Pourtant le ton sceptique de la brune et le fait qu’elle accepte avec plaisir l’idée d’augmenter un peu la dose d’alcool dans son verre laissait entendre que la situation n’était pas aussi satisfaisante qu’elle le disait.

- Je vois, plutôt du genre solitaire alors ? En tout cas si tu changes d’avis je peux te dire qui sont les gens cool ici, j’en connais quelques uns.

Quelles que soient les raisons qui l’avaient poussé à s’installer ici ce soir, Kyô voulait s’assurer qu’elle y trouve ce qu’elle était venue chercher et les bars étaient aussi faits pour faire des rencontres, après tout. Alors elle lui adressa un regard qui se voulait complice avant de retourner à sa préparation, en étant aussi généreuse en gin que promis. Elle releva brièvement les yeux vers elle en l’entendant donner son prénom.

- Laure ? Ça vient d’où ? Moi c’est Kyô, et je viens d’ici.

Si elle se présentait, ça voulait sans doute dire qu’elle n’était pas totalement fermée à la conversation alors Kyô lui avait répondu de façon amicale, ne pouvant s’empêcher de répéter le nom qu’elle lui avait donné pour s’assurer de l’avoir bien compris. Pour ponctuer sa phrase, elle déposa devant Laure un grand verre translucide contenant un liquide aux reflets dorés, décoré de quelques tranches d’agrumes.

- Tiens, tu m’en diras des nouvelles.  

Elle jeta un coup d'œil aux alentours pour s’assurer qu’aucun autre client n’avait besoin d’elle dans l’immédiat, avant de reprendre appui sur le comptoir, curieuse d’en savoir plus sur cette visiteuse inhabituelle et de connaître son avis sur sa préparation.

- Je me demande bien comment t’as atterri ici, quand même. Tu fais quoi dans la vie ?

Elle s’interrogeait sur les raisons qui l’avaient poussé à sortir seule ce soir mais aussi plus généralement sur la façon dont elle s’était retrouvée à Kôbe. Quelle que soit l’histoire qu’elle allait lui raconter ou l’excuse qu’elle allait inventer, Kyô était prête à l’écouter avec intérêt.

Kyô s’amusait intérieurement d’entendre la cliente décliner sa proposition. Elle prit même une seconde pour lui jeter un regard entendu avant de se replonger dans sa préparation. Cette fille avait l’air marrante, et si elle voulait que personne ne voit dans quel état elle serait après quelques verres, Kyô se dit qu’elle pourrait malgré tout garder un œil sur elle ce soir. Observer les effets de l’alcool chez les clients en travaillant était une bonne occupation qui réservait toujours des surprises.

Mais pour l’instant, Laure n’en était qu’à son premier verre lorsqu’elle lui répondit qu’elle était française. Cela n’évoquait chez Kyô qu’une image vague et clichée d’un pays lointain dans lequel elle ne mettrait probablement jamais les pieds. Mais malgré tout, ça sonnait plutôt classe, quand elle le disait comme ça. Laure semblait apprécier son cocktail et lui posa une question plutôt flatteuse. Même si ce n’était pas flagrant car sa mine était aussi impassible qu’à son habitude, Kyô était satisfaite et elle lui répondit posément.

- Qui sait ? T’as plus qu’à revenir la semaine prochaine pour vérifier.

En voilà un bon argument commercial, même si ce n’était pas vraiment une réponse. En réalité même si elle ne travaillait ici que quelques soirs par semaine, on avait plus de chance de la croiser aux alentours du week-end lorsque la fréquentation du bar augmentait. Ce n’était pas son emploi à plein temps, mais ces soirées plus chargées et bruyantes qu’elle ne l’aurait imaginé tranchaient avec ses semaines habituellement calmes et routinières.

Laure s’étonnait d’ailleurs de croiser quelqu’un comme elle dans cet endroit, et ses remarques auraient presque arraché un sourire à Kyô. Elle était un peu surprise de sa perspicacité à deviner qu’elle n’appartenait pas complètement à cet endroit, mais aussi de la façon dont elle tournait les choses. Ça faisait au moins plusieurs années qu’elle n’avait pas entendu le mot “jolie” la qualifier, et c’était presque trop féminin pour lui faire vraiment plaisir. Elle était loin de chercher à ressembler au standard de la beauté japonaise, bien au contraire. Elle aimait entretenir l’ambiguïté et rebuter avec un style fruste et des piercings trop voyants pour plaire à la plupart des gens. Pourtant Laure ne semblait pas penser à mal en disant cela, alors loin d’être vexée, cette observation l’amusait.

- Vraiment ? Pourtant je me sens à ma place ici… Enfin, t’as quand même raison. Je suis pas là tout le temps, je fais des trucs à côté. Je dessine surtout, et j’aide un peu dans le salon de tatouage de mon frère. Mais c’est marrant, tu m'imaginais où exactement ?

Elle se redressa vaguement pour balayer la salle des yeux, lorsqu’un doute la traversa. Par réflexe elle chercha à nouveau à capter le regard de Laure pendant qu’une question lui échappa.

- …Attends, t’étais sérieuse au moins ?

Elle lui avait répondu presque trop sérieusement, sans remettre en question le fait qu’il était presque aussi probable qu’elle ait dit ça sérieusement que pour ironiser.

En entendant la plaisanterie de Laure, un rictus amusé qui voulait tout et rien dire traversa le visage de Kyô. Elle ne se voulait pas particulièrement rassurante, préférant laisser innocemment planer le doute en haussant les épaules avec désinvolture. Bien sûr, elle ne se serait jamais permis de voler quoique ce soit à un client. Elle était aussi là pour s’assurer que tout le monde passe une bonne soirée et éviter les incidents de ce genre. Pourtant, Laure semblait imaginer qu’elle endossait aussi le rôle de videur du bar et ça l’amusait de rentrer dans son jeu. Kyô n’était pas du genre à se vexer facilement, et puis cette vision n’était pas si éloigné de la vérité que ça.

- J’avoue que c’est déjà arrivé quelques fois. Tu verrais ça, ils font pas le poids face à moi. Il suffit que je passe de l’autre côté du comptoir pour faire fuir tout le monde, d’ailleurs.

Elle aimait en faire des tonnes sur ses supposées exploits. En réalité, il lui suffisait souvent de hausser le ton pour que les clients trop alcoolisés se calment. Mais il lui était déjà arrivé deux ou trois fois d’avoir à attraper les plus récalcitrants par le col pour les sortir du bar. D’ailleurs, elle préférerait ça. C’était plus direct et radical alors qu’élever la voix était fatiguant. Elle avait trop l’habitude de parler d’un ton monocorde.

En voyant Laure tenter de finir son verre d’une traite, Kyô dut presque retenir un rire. Elle n’avait pas l’air à l’aise avec le fait de boire autant d’alcool d’un coup, alors quand elle lui demanda un second verre, elle ne put se retenir de le lui faire remarquer.

- Ah ah, c’est quand même pas la première fois que tu t'enfiles un verre comme ça, si ?

Après avoir marqué une pause, Kyô finit par répondre à sa question.

- Moi, ça me pose pas de problème si tu arrives à marcher jusqu’au taxi et que tu tombes pas raide sur mon comptoir. Parce que je facture un supplément si je dois te porter, tu comprends.

En terminant sa phrase elle débarrassa le verre que Laure venait de vider, et en attrapa un nouveau sous le comptoir.

- Alors, la même chose ? Je fais aussi les verres d’eau, tu sais.

Ce n’était pas vraiment raisonnable de présenter ça comme un défi, mais Kyô s’amusait bien de voir Laure essayer de tenir le coup alors qu’elle ne semblait pas vraiment avoir l’habitude de boire aussi vite. Elle était curieuse de voir jusqu’où elle serait prête à aller. Kyô avait déjà entamé la préparation d’une nouvelle boisson. Une fois terminée, elle déposa à nouveau le verre devant Laure, le sourcil arqué comme si elle doutait de sa capacité à le boire.

Laure avait sans doute raison d’être prudente, et juste après avoir terminé la préparation de son cocktail, Kyô lui servit un grand verre d’eau. Kyô était tellement accoutumée à l’alcool qu’elle en avait perdu cette bonne habitude, quitte à parfois le regretter le lendemain.

Lorsque Laure proposa de lui payer un  verre, Kyô eut presque envie de lui rire au nez. On lui proposait rarement de lui payer des verres lorsqu’elle se trouvait de ce côté du comptoir. A quoi bon ? Puisqu’elle travaillait ici lorsqu’elle voulait de l'alcool, elle n’avait pas à chercher bien loin.  Mais elle garda son amusement pour elle, car elle préférait afficher un air désabusé pour demander avec le ton le plus sérieux du monde :

- Un seul, c’est tout ?

Elle pencha légèrement la tête sur le côté dans une moue songeuse, puis sans perdre de temps, elle attrapa un petit verre derrière elle et y versa les dernières gouttes qui tourbillonnaient encore au fond de la bouteille qu’elle venait d’utiliser pour faire le cocktail. Sans hésiter, sans prendre non plus le temps de trinquer, elle le descendit en une gorgée. Une sensation de picotement lui parcouru vaguement la gorge, mais elle était loin de trouver ça désagréable. Cette chaleur était plutôt réconfortante car elle lui rappelait des soirées festives.

Et elle n’avait pas désamorcé la plaisanterie plus franchement que ça, excepté peut-être avec le rictus amusé qui lui parcouru les lèvres un instant. Mais en voyant Laure sortir des billets pour lui laisser un pourboire généreux, elle eu quand même envie de la remercier un peu plus franchement.

- Bon j’ai rien dit, ça suffira. Merci.

Elle n'était pas très douée pour exprimer sa reconnaissance, mais même si elle manquait de tact au moins l’intention y était. En rangeant les billets, elle entendit Laure toussoter après s’être enfilé son deuxième verre. Elle l'avait descendu à une vitesse impressionnante pour une débutante, alors Kyô ne pu s'empêcher de commenter sa descente.

- Pas mal, pas mal. Enfin c’était mieux que le premier, je crois.

Sur ces mots, elle s'éloigna pour prendre la commande d’un autre client qui s’était installé au comptoir à quelques mètres de là. Puis elle retourna vers Laure, le temps de préparer un nouveau cocktail pour ce client.

- Si tu cherches à ce que je finisse dans le même état que toi, ce sera pas pour tout de suite. Je suis beaucoup plus drôle quand je travaille pas, je t’assure. Alors si tu veux me payer un coup, vaut mieux attendre que j’ai fini, tu vois ? J’en ai encore pour une heure, si t’es pas partie d’ici là.

C’était bien dommage, mais tant qu’elle n’avait pas débauché, Kyô ne pouvait pas vraiment se permettre de suivre le rythme de Laure. Même si elle avait l’habitude de boire, les effets de l’alcool ne l'épargnaient pas pour autant et elle préférait éviter d’être trop enivrée en plein service. L’alcool la rendait trop expressive pour qu’elle accepte de l’assumer pendant qu’elle travaillait.