Comme cette chanson qui résonne dans ma tête, les battements de la batterie, comme ceux d’un cœur, j’effectue derniers ajustements dans le salon de tatouage que je compte bientôt ouvrir. Tout en discutant avec mon père par visioconférence sur ma tablette, à propos des responsabilités que je vais avoir en tant que futur chef de clan. Nous avons tant de choses à préparer pour la succession officielle mais je ne suis toujours pas prêt. La discussion tourne surtout autour des finances, du budget à prévoir pour l’année à venir et des ajustements au niveau de nos activités. A savoir, la partie la plus chiante de mon boulot pour le clan. Ce sont toujours des discussions au ton sévère ; nous sommes très rarement d’accord sur ces choses et mon cœur a tendance à ne faire que des bonds quand il décide de prendre une décision complètement partiale et implacable. Ça ne me plaira pas mais tant que je ne suis pas officiellement le chef, je n’ai pas le choix que de m’y plier.

J’ai encore beaucoup de travail aujourd’hui et dès que j’ai fini ce que je voulais faire pour le salon, je mets fin à la visioconférence avec mon père pour retrouver mon autre boulot de la journée. J’ai encore un préavis au niveau de la banque, ce qui fait que je dois l’honorer. Je vais encore me taper des entreprises chiantes à mourir, qu’il va falloir que je refoule parce que leur quotation n’est pas bonne pour se trouver sur le marché de la bourse. J’aimerais pouvoir dire que je pense à Mia, souvent dans la journée mais à l’heure actuelle, je dois avouer que ce n’est pas vrai. J’ai beaucoup de travail et si je perds une minute de concentration pour penser à la femme que j’aime, à cet amour, je vais rater mes objectifs.

Après un rapide tour au vestiaire de mon futur salon de tatouage pour me changer, je ne suis plus l’héritier d’un clan de mafieux mais un honnête businessman avec son costume trois pièces. Un dernier coup d’œil aux portes et c’est bon. L’endroit est vraiment parfait et Noba sera ravi, je suis certain de pouvoir habiter au-dessus. En rejoignant mon travail plus officiel, je reçois un appel qui ne m’enchante pas réellement. Je vais devoir aller buter quelqu’un ce soir. Enfin, pas tout à fait non plus mais j’espère que le simple venin verbal que je lui balancerais suffira. On est à deux doigts de faire sauter notre couverture à cause d’une bourde d’un petit con. Bon, je n’ai pas de temps à penser à notre seule galerie d’art encore sur pieds. Enfin… pour combien de temps encore je n’en ai aucune idée.

L’après-midi passe un peu trop rapidement à mon humble avis. Je n’ai pas eu le temps de finir les deux dossiers des deux clients que j’ai vu. Maintenant, je dois aller faire la leçon à un crétin de première. J’espère bien pour lui qu’il avait une bonne raison pour faire ça. Dans le monde de la contrefaçon d’arts, il y a beaucoup de concurrence et tout le monde est comme un chien à sauter sur sa proie à la moindre occasion. Pensant trouver un de mes hommes sur place, c’est un type que je connais trop bien à la place. Un type d’un autre clan de Kobe ; un concurrent. La chose semble se corser légèrement plus que je ne l’avais pensé. Merde... Mon gars est à terre bien amoché... Mon sang ne fait qu'un tour.

« Hé bien Yumeda ramène enfin son petit cul ici. Tu me prends le territoire pour ta fichue galerie d’art et tu oses en plus de ça essayer de refourguer ta marchandise à un de mes gars ? Pas très futé je dois dire. »

« Aoshima. Mon gars ne savait certainement pas que l’acheteur en question faisait partie de ton clan. Tu veux quoi ? »

« Te reprendre ce qui m’appartient de droit. Tu as perdu la partie de la contrefaçon ici. C’est simple ; tu me rends ce territoire et je n’irais pas cafter à la haute du Yamaguchi-Gumi que t’essaie en plus d’arnaquer les clans qui sont sous leur protection. »

La discussion n’est pas de mise avec lui et en plus, il a raison. Je dois dire que la décision fut très difficile mais je ne peux en aucun cas laisser le Yamaguchi s’immiscer dans mes affaires. Ça ruinerait aussi la couverture de Mia si quelqu’un sait qu’on sort ensemble. On pourrait tous les deux avoir des problèmes et je ne voudrais pas cela. De toute façon, la galerie d’art était juste un pont entre les autres couvertures que l’on a, dans d’autres quartiers de Kobe. Ce n’est en soi pas gênant de lui rendre ce morceau. Bon, si, ça me fait grandement chier car je viens de me faire baiser d’un bout de territoire.

« Quel est ton prix pour ton silence, à part reprendre la galerie et le territoire qui va avec ? »

« Ha Yumeda, toujours aussi intelligent et doué en négociation hein. Une blessure physique n’est pas très intéressante je dois dire, une humiliation profonde pourrait me convenir. Un dogeza ici et maintenant. »

« T’es pas sérieux Aoshima ? Tu crois vraiment que je vais m’humilier devant toi ? Plutôt mourir. »

« On peut y remédier si tu veux. Je peux faire mourir ton gars pour l’offense qu’il nous a faite, sous tes yeux. »

« Tss… Tu touches un de ses cheveux et je te crève les yeux. »

« Dooogeeezaaaaaa. »

Je jure de le buter un de ces quatres. Obligé de prendre la pose du dogeza, genoux et tout le corps contre le sol pour demander le pardon suprême, je ramassais un coup de pied dans le visage, et des rires de la part de ses gars qui étaient regroupés autour de moi. Okay, tu me le paierais Aoshima. J’attendis qu’il parte avant de me relever, le nez en sang et de mauvaise humeur par-dessus le marché. Il arrive encore un truc, je promets de buter quelqu’un. Une leçon de morale auprès de ce sous-fifre idiot et je finis par partir en ronchonnant. Quelle humiliation bordel ! Tout ça pour protéger ma couverture et mon clan, pour protéger la seule femme que j’aime des griffes du Yamaguchi.

Quelques heures plus tard, alors que je frappais dans un sac de boxe tout seul, à la salle de sport, je reçois cette fois-ci un appel d’Akone. Putain ! Il est arrivé un truc à Mia, pas possible autrement ! Et je ne suis pas du tout ravi quand il me dit qu’elle s’était faite agressée par un de ses clients. J’aurais dû la convaincre d’avoir Akone toujours à ses côtés, quoi qu’il arrive. On inspire, on expire Kenji. On inspire, on expire. Rah ! Prenant mes affaires à la hâte, ayant encore quelques éraflures sur le visage à cause du coup de pieds d’Aoshima, je me rends presque comme un fou chez Mia. Je n’en ai rien à foutre de rouler comme un dingue, de me faire klaxonner. Je leur merde à la gueule complètement. J’essaie de me calmer tout de même en arrivant devant chez elle. Pas encore là, c’est très bien. Je dois à tout prix me calmer avant de sortir mon venin. Je m’installe dans le noir chez elle, tente de faire un peu de méditation mais je repense à tout ce qu’il s’est passé aujourd’hui, à l’humiliation subie, à cette blessure qui aurait pu être facilement évitée si Mia avait accepté qu’Akone reste à ses côtés. Au moins au bar. Bordel ! Quand est-ce que les femmes cesseront de faire les fortes têtes et accepter qu’un homme veuille les protéger pour qu’elles ne se blessent pas ? Je n’ai pas fait attention que j’avais fait tomber un carton en arrivant ici. Ou j’ai dû le pousser sans le vouloir, vu la colère dans laquelle je suis. Quand j’entends la porte s’ouvrir, je fais quelque pas avant d’agripper la jeune femme et me fait engueuler bien évidemment.

« Bien sûr que si Akone m’a appelé ! Putain Mia, sérieux ! Si je t’ai assigné un garde du corps, c’est bien pour qu’il prenne les coups à ta place. Ce type a juste de la chance que je n’étais pas là quand c’est arrivé. Pourquoi tu n’es jamais accompagnée par un garde du corps quand tu vas voir des clients un peu trop pressants envers tes filles ?! »

Sans le vouloir, avec la pression, la colère, mes mains tremblent agrippées aux épaules de la jeune femme.

« Je n’aime pas me répéter tu le sais mais pourquoi ne fais-tu pas un peu plus attention à ta propre sécurité ? Je sais que ces filles sont tout pour toi mais pour l’amour du ciel, fais attention à toi ! Tu sais très bien que je ne serais pas toujours là pour soutenir tes arrières. »

Je fulmine, je ne devrais pas. Je ne devrais vraiment pas m’énerver comme ça sur la femme que j’aime. Je me sens con, tellement impuissant parce que j’aimerais pouvoir la protéger de tout et en même temps, si je continue à être surprotecteur envers elle… Non seulement, elle me quittera mais se retrouvera bien vite en danger par ma faute. Bien sûr que Mia s’énerve et c’est tout à fait légitime. Quand elle m’ordonne de la lâcher car je lui fais mal, j’ai un sursaut et un mouvement de recul quasi immédiat. Je vais m’en prendre une si je lui dis que c’est moi qui ai demandé à Akone de m’appeler à chaque incident… Je déglutis doucement mais la colère ne passe quand même toujours pas.

Elle a parfaitement raison, je le sais ! Et pourtant, cela ne m’empêche pas de m’inquiéter pour elle. Tout ce qui la concerne me rend fou parce que j’aimerais être tout le temps à ses côtés. Je sais très bien qu’elle n’a pas besoin de moi pour la protéger… ATTENDS QUOI ?! Si c’était Ayako à la place de la fille ? Et je n’ai jamais dit qu’il fallait laisser la fille se faire violer ! J’ai juste dit qu’elle aurait dû avoir un gars pour l’extirper au lieu de se prendre les coups. A quoi servent les videurs s’ils ne font pas le boulot de s’intercéder quand quelque chose ne va pas ! Je la regarde d’un air plutôt sombre, même si elle ne peut pas le voir tout de suite, avant de répliquer d’un ton sinistre.

« Si c’était Ayako, le type serait déjà six pieds sous terre. Je n’ai jamais dit qu’il fallait laisser la fille se faire violer. J’ai dit qu’un gars aurait pu s’interposer et sauver la fille ! »

Enfin, je l’ai insinué de façon indirecte mais bon, vu la colère dans chacun de nos yeux. Okay, okay bon calme Kenji. Calme, à force de m’énerver, le stress causé par la journée, tout ce qui s’est passé… Je sens que la syncope n’est pas très loin. Le médecin ne va pas apprécier une fois de plus ces éternels sauts d’humeur. Ce foie va durer moins longtemps que prévu si je continue comme ça. Et en même temps, je veux juste que Mia comprenne que j’essaie de la protéger des deux cibles qui sont dans notre dos. Ce coup avec le clan d’Aoshima cet après-midi me met encore plus la pression. Nous n’allons pas pouvoir cacher notre relation très longtemps si cela continue.

Je bois les paroles de la jeune femme qui reprend le fait qu’elle peut se protéger elle-même, que je dois la laisser faire ce qu’elle peut pour survivre dans ce monde complètement irréel. Qu’il y a des choses qu’elle seule peut faire. Me rappelant au passage que oui, le Yamaguchi m’a à l’œil et malheureusement, de plus en plus de clans tombent sous leur coupe. Je me mords la lèvre jusqu’au sang alors qu’elle me rappelle cette flèche empoisonnée qui nous tourne autour. Je sais très bien qu’ils n'hésiteront pas à la kidnapper ou que sais-je encore pour me faire sortir de ma cachette. Me tuer ensuite, prendre mon clan et en parlerait plus comme ça.

Quand elle rallume la lumière, instinctivement je ferme les yeux le temps de me réhabituer à la lumière et pour sûr, je me fais engueuler quand elle remarque mes quelques blessures sur le visage. Point pour elle, il est vrai que je ne l’appelle jamais alors que je rapplique toujours quand c’est elle qui est blessée. Les yeux rougis par les larmes qui ont coulé alors que je l’attendais dans le noir, comment lui dire ? Comment lui avouer que je viens de me faire humilier par un connard de première, à qui j’ai dû redonner un bout de territoire ? Comment lui dire que maintenant, je vais être encore plus surveillé et que mon clan est à deux doigts de se faire réellement éclater par les autres clans ? A deux doigts de la syncope, je faillis tomber en reculant pour m’assoir sur une chaise.

« Je n’ai rien foutu… J’ai juste dû faire un putain de dogeza à la noix devant un de mes concurrents qui devine quoi ?! Est sous la protection du Yamaguchi ! Tout ça parce qu’un de mes crétins de sous-fifre a tenté de lui vendre une contrefaçon ! De ce fait, j’ai perdu une parcelle de mon territoire donc clairement, ce n’était pas la journée pour que tu te fasses blesser ! J'étais bien parti pour buter quelqu'un aujourd'hui. »

Je parle plus fort que je ne le fais en permanence et j’ai repris cet air à la limite du méprisable et ce ton belliqueux que je peux avoir lorsque mes transactions ne se passent pas comme prévu.

« Je ne t’ai pas appelé car tu n’aurais rien pu faire de toute manière. Et pour éviter qu’ils ne sachent avec qui je suis en couple. Non, ce n’est pas juste en effet mais je ne veux pas que tu te mettes en danger parce que je t’aurais appelé. Je sais très bien qu’ils vont commencer à davantage me surveiller. J’aimerais que tu viennes habiter à la villa et que tu acceptes au moins un chauffeur à défaut d’un garde-fou parce que je saurais mieux te protéger de cette façon… Mais tu ne voudras sans doute pas. »

Mon but est bien toujours de la protéger contre vents et marées, quoiqu’il arrive. Mon clan est en danger, pas immédiat non plus mais ça pourrait arriver plus vite que prévu. Je sais très bien que les choses commenceront à bouger dès que je serais devenu chef. Je n’ai qu’une possibilité pour la protéger ; même si elle ne me convient pas spécialement non plus car s’ils découvrent où j’habite, s’ils se mettent à suivre Mia, mon plan est foutu.

Je ne voulais pas faire ce putain de dogeza, ni que l’un de mes miens se fasse buter sous mes yeux. Je fais assez de cauchemars comme ça. Et que dire de la pression engendrée parce que ce clan concurrent est sous la coupe du Yamaguchi ? Je ne pouvais décidément pas me risquer à faire un truc complètement stupide comme engager une vendetta… Tss, la miss est encore plus en colère que moi et la sentence n’attend pas. Elle agrippe de toutes ses forces la chaise sur laquelle je suis assis, j’en ai un sursaut et je déglutis tout doucement alors que je sens la tension de ses doigts sur le bois. Dire qu’elle aurait pu tout à fait m’étrangler… Je la regarde perplexe à cause de ses paroles, de son envie que j’aille me battre.

« Ah parce que toi, même en sachant qu’ils sont à la botte du Yamaguchi, tu y serais allée avec des hommes ? L’idiot que je suis s’est juste dit qu’il valait mieux éviter de se foutre à dos le plus gros cartel du pays et accessoirement de me découvrir encore plus. Et je sais bien que Sanda n’est plus sous contrôle… »

Bien pour cela que je n’y vais plus d’ailleurs, et ce, même si le jardin botanique me manque terriblement. Elle se relève, j’allais en profiter pour me carapater mais manque de pot pour moi, c’est un rappel à l’ordre de ne pas bouger parce qu’elle n’a pas fini de parler. Oups… Bougonnant légèrement, la suite n’est pas mieux je dois dire. Comment veux-tu que je sois capable de te protéger parce que je t’aime si tu ne me laisses pas essayer des choses et même si c’est risqué ? Oui je sais que changer de chauffeur risquerait d’attirer encore plus l’attention. Alors quoi ? Je suis censé faire quoi ?

« Je suis censé faire quoi dans ce cas pour protéger la femme que j’aime hein ? Ca me tue car je ne peux rien faire de réellement concret et durable. Tu penses que ça changerait tant de choses que cela si on officialisait réellement notre relation ? »

Je ne sais pas comment ont fait les femmes de yakuzas jusqu’à maintenant à vrai dire. Et je sais qu’en sortant un peu trop souvent, j’attire sans doute les regards mais je suis un peu hyperactif sur les bords. Puis, ce n’est pas comme si je me rendais toujours au même endroit, tout le temps. Je bouge entre mes différentes couvertures. Sérieux, pourquoi ne peut-on pas retrouver ce bonheur que l’on a vécu juste tous les trois avec Ayako à Hawaï ? Je voudrais que Mia ait toujours ce sourire heureux sur les lèvres comme lors de notre voyage…

Mais je me rends aussi compte que c’est dur d’être avec quelqu’un comme moi. C’est moi le problème en fait. J’ai un problème de surprotection… Je veux juste protéger ma famille au péril de ma vie. Enfin, ma colère est un peu passée et je ne peux être qu’impuissant face à elle. Ça fait mal d’admettre que je ne pourrais peut-être jamais la protéger, et la protéger comme moi je le voudrais. Ou alors, il faudrait que le clan soit dissous et ainsi cela résoudrait une grande partie des problèmes. En tant qu’individu, je ne suis pas certain de réellement faire peur au Yamaguchi. Sans doute qu’ils se détourneraient de moi.

« Non, ce n’est absolument pas ce que je veux. Donc on fait quoi ? On continue de rester le plus discret possible, on garde ton appartement comme point de rendez-vous ? On peut aussi louer un truc ailleurs dans un autre quartier. Enfin, j’en sais rien. J’essaie de trouver des solutions. »

Est-ce trop demander de vouloir vivre, passer du temps avec la femme que j’aime ? De vouloir la protéger autant que possible, comme je peux ? Alors que je pensais que cette soirée en enfer était plus ou moins terminée, mon portable sonna à ce moment-là. D’un geste et d’un soupire, je le pris, regardais le nom et fronçais les sourcils. Noba ? Qu’est-ce qui se passe pour qu’il m’appelle à cette heure-ci et surtout au milieu d’une tempête ? Remarque, quelle bonne opportunité pour m’enfuir, une fois de plus. Je fis signe à ma belle le temps de prendre l’appel ; elle va me tuer pour interrompre ce moment mais bon.

« Allô. Noba ?... Putain t’es qui toi ?! Tu lui a fait quoi ?? J'arrive tout de suite ! »

Je me levais précipitamment avant de laisser Mia en plan pour rejoindre l’homme inconnu qui avait le téléphone de mon ami entre ses mains.