La fin du service est arrivée. Elizabeth et moi nous affairons à ranger le bar ainsi que la salle : dernière tournée de lave-vaisselle, lustrage des verres, revue des bouteilles vides, nettoyage du comptoir et de la scène, rangement des instruments de musique. C’est une accalmie soudaine qui jure avec le tumulte de l’accoutumée. On a éteint les grands luminaires et la pénombre donne à la salle une ambiance particulière. L’absence de bruit ne dure qu’un instant, car très vite, ma collègue entonne une chanson.
Elizabeth est singulière : sans être excessivement volubile, elle s’applique à meubler les silences avec une humeur pétulante. Moi, je suis plus taciturne. Je garde tout sous clé, le ton laconique, un brin renfrogné, bourru, et observe parfois cette curieuse jeune femme avec incrédulité. Je lui jette un regard, nullement dérangé par sa prestation, et l’écoute même avec attention.

C’est qu’elle a une jolie voix, Elizabeth, vous savez, de celles qui parcourent les octaves avec légèreté, comme si c’était un jeu d’enfant, avec ces petits vibratos puissants pareils à ceux des cordes d’un violoncelle. On peut dire que Lukas, le patron, sait dénicher les talents susceptibles d’attirer les clients.

Je range les verres propres sur l’étagère derrière moi lorsque ma collègue cesse de chanter. Elle me regarde, contrite, s’excusant d’un sourire, et je rétorque par un plissement des yeux plein de perplexité : pourquoi cet air désolé ?

« Je crois que je me suis un peu laissé emporter… »

Je secoue la tête, la contredisant par ce simple geste, et quitte mon comptoir en silence pour m’affairer près de la scène, l’air de chercher quelque chose. Pendant ce temps, Elizabeth poursuit, titubant dans ses justifications.

« T’en fais pas, je sais ce que c’est. Tu devrais pas t’excuser de chanter, y’a des gens qui viennent ici exprès pour t’entendre. »

Je tourne le visage vers elle, osant lui lancer un sourire, puis repars à mes recherches. Je farfouille encore quelques secondes, un pli soucieux formé par mes sourcils froncés, puis mon expression s’adoucit soudain : « Ah ! Trouvé ». J’extirpe la guitare folk entreposée non loin de la scène et me retourne vers Elizabeth, jovial : « J’ai bien aimé c’que tu chantais. Mais ce serait mieux si je t’accompagnais à la guitare », et je me dirige vers le comptoir, où je viens m’asseoir à même le bois laqué. Appuyant la guitare sur ma cuisse, j’entame en arpèges les notes que j’ai entendues de sa bouche, inventant un accompagnement harmonieux.

Sans plus de mots, on rejoue la chanson, seuls dans la pénombre, et j’ai ce sourire ravi fiché sur les lèvres, ce sourire tranquille, cet air presque béat parce que ça me plaît, de jouer comme ça, à la volée, sur un coup de tête. Penché sur la guitare, je ferme même les yeux, et laisse la voix d’Elizabeth emplir mon esprit. Les quelques minutes passent en une seconde et quand le morceau est terminé, je m’esclaffe, enthousiaste : « Je préfère cette version. Pas toi ? »