Molly Wood

Je ne sais même pas comment j’arrive à tout gérer en ce moment. Un jour à la fois qu’un psychologue dirait, mais je n’ai pas ce temps pour réfléchir à quoi que ce soit lorsque tout le monde me demande où est passé Kenji. Pour ceux qui sont au courant de notre relation, évidemment. J'en ai aucune foutue idée, qu’on me lâche, me donner une heure de repos ça ferait de mal à personne quand je n’ai pas de réponse à leurs questions. Tout allait comme à l’habitude, ce n’est pas ma faute s’il s’est barré du jour au lendemain sans téléphone, ni rien. Peut-être que j’aurais pu être plus sage, moins colérique, puis merde. Mon anxiété remonte à me poser toutes ces conneries, j’ai besoin de me changer les idées, juste une soirée. En plus qu’hier, c’était ma dernière journée à Inazami dans le bar à hôtesses. Et oui, je perds toutes mes filles d’un coup, sale vacherie. Je reviendrai chercher mes affaires un autre jour, leur dire au revoir si elles sont encore ici. On m’a dit où j’irai, mais personnellement j’aurais presque préféré rester là, avec elles. Kenji n’est toujours pas revenu et l’endroit me fera toujours penser à lui. J'en pleure encore avec le mauvais pressentiment qu’il lui est arrivé quelque chose.  

Plus je regarde sa protégée, plus elle me fait songer. Accotée dans le cadre de porte, je lui souris sans raison. Elle fait ses devoirs à cette heure, quelle idée. Ayako me fait sortir de mes rêves lorsqu’elle me fixe, perplexe.  

-J’ai fait quelque chose de mal?

-Non, justement. Tu me fais seulement penser à ton père, c’est tout. Je peux t’emprunter une jupe?  

C'est ce qui est pratique quand on est petite, on peut prendre les vêtements qu’on veut à n’importe qui, même une gamine de quinze piges. Sauf qu’Ayako ne voit pas où je veux en venir.  

-Juste une nuit, j’ai besoin de décompresser. Tout le monde est sur mon dos, c’est la seule soirée où je peux partir.

-Tu vas partir aussi, pour toujours?

-Non chaton, je vais seulement aller danser, m’éclater un peu, ne plus être Mia pour quelques heures. Si tu veux je peux te faire des tresses, mais on sortira un autre soir ensemble je te le promets. Et jamais je ne partirai, d’accord?  

Pauvre chouette, aussi perdue que moi. On passe tout de même des heures à se préparer, rouge à lèvres éclatant, eyeliner, ombre à paupière, deux tresses africaines, le tout pour s’amuser. Avec sa petite jupe bleue marine, de longues chaussettes ainsi qu’un sweat blanc qui découvre le ventre, je sors de la salle de bain enfin prête. Kenji m’aurait tuée si je sortais comme ça.  

-Wow!  

-Wow comme bien ou moche?  

-Très sexy!

Je rougis, cette gamine est trop gentille. À me regarder dans le miroir, je ne sais même pas si quelqu’un pourrait me reconnaitre, moi inclue. Ayako prend une photo de nous deux et je finis par mettre ses baskets.  

-Pas un mot à Akone. Tu connais les règles, pas d’invités ici et si tu sors, tu rentres à 23 heures.

-Une heure?  

-Minuit.

Comme si j’allais faire mieux. En prenant un taxi vers Uzume, je descendais sur la rue principale, le regard parfois derrière moi. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas sortie de la sorte que j’ai oublié de...vivre. Entrée dans le bar plutôt techno, l’ambiance y est sympa. Allez éclate-toi Mia c’est ta chance. Je commence par un verre d’une couleur étrange, puis un deuxième. Je regarde autour de moi si je ne connais pas quelqu’un, alias un yakuza qui aurait pu me suivre mais non, je suis bien seule à mon troisième verre à saveur de rhum. L'alcool me monte déjà à la tête lorsque quelqu’un - ou quelqu’une - me fait reculer de quelques pas. Le son est fort, mais j’arrive à déchiffrer ce qu’elle dit. Ah, je me pose la même question et puis je ris comme une idiote.  

-Non! En vrai je sais pas, j’ai un peu trop bu je crois. T'es vraiment mignonne avec les cheveux blonds, tu le savais? Je m’appelle Mia, et toi?  

Je dépose ma paume sur son épaule, continuant de bouger. C'est plutôt sympa de danser à deux finalement.  

 

Codage par Libella sur Graphiorum

Molly Wood

Ça m’a pris quelques minutes avant de me rendre compte que son malaise était dû à mes paroles. Qu'est-ce que j’ai dit dans cette phrase? J’apprends encore à contrôler mes filtres inexistants quand je suis sobre, je n’imagine pas avec mes trois verres ainsi que personne autour de moi pour m’ordonner de faire attention. J'entends les avertissements des autres, mais rarement je les applique. Plus jeune j’étais beaucoup tête en l’air, à rêvasser pendant les cours même que je sursautais quand le professeur frappait sur mon bureau. Je préférais regarder le paysage, les dessiner dans mes cahiers de notes que d’écouter l’enseignant parler avec son charabia de ces chiffres ou d’histoire.

J'avais de la difficulté aussi à m’imprégner le langage nippon lorsque je vivais encore à Londres, un peu comme la femme devant moi en ce moment, même si l’accent a une tonalité semblable. Elle se débrouille plutôt bien, dans quelques mois on ne remarquera presque rien. Notre problème ici, c’est l’apparence physique qu’on ne peut changer. Un peu plus et c’est écrit sur notre front; gaijin. Après huit ans au Japon, je me prends encore des remarques racistes. Par contre, c’est devenu futile, il faut choisir ses combats et ce n’est plus l’ancienne Mia qui sauterait sur l’individu, parce que je n’ai pas envie d’y retourner. Outre ces commentaires insignifiants, je me sens mieux ici que dans mon pays natal. Ah oui, si je n’oublie pas mon homme qui a décidé de disparaitre, ça va relativement bien – ou pas du tout. J'ai envie de tout plaquer là, d’être une inconnue dans un coin paumé pour ce soir et entrer probablement bourrée pour montrer le bon exemple à une gamine de quatorze ans. C'est vraiment super de ne pas pouvoir raconter sa vie à qui que ce soit pour ne pas que cette personne disparaisse aussi de la planète le lendemain.

Je ne vais pas foutre en l’air la vie de Molly pour un simple caprice de crise existentielle, en plus de culpabiliser le restant de mes jours. Les membres de la pègre ne devraient pas faire copain avec les bonnes gens, ça ne finit jamais bien. Juste à voir mon histoire, on m’a approchée pour une raison plus ou moins véridique et je suis là, aujourd’hui, à commettre une erreur qui pourrait être fatale. En réalité, je ne fais que danser pendant mon seul jour de congé pour commencer un nouveau boulot dans ce quartier. Molly ne se fera pas tuer parce que j’ai dit...quoi déjà? Mon cerveau vrille. Qu'elle est mignonne. Je lève mon verre devant mon visage pour me cacher, c’est vrai que j’y ai mis le paquet ce soir pour ne pas me faire reconnaître. Je ne pouvais pas dissimuler un flingue dans un si petit sac à main, alors d’office il y a un couteau dans une chaussette. Ça ne me gêne pas spécialement, je n’ai juste plus l’habitude qu’une femme me le mentionne d’une telle manière. Je baisse légèrement les bras afin de dévoiler un sourire sincère, la tête penchée sur le côté.

-Merci! Je ne voulais pas te rendre mal à l’aise, c’est sorti tout seul. Mais enchantée Molly, c’est assez rare que je rencontre une personne d’ailleurs à ma hauteur! Tu viens d’où? Si ce n’est pas indiscret évidemment.

D’un rire bête, je passe ma main au-dessus de nos têtes tout en dansant. Je me concentre sur elle, qui me semble plutôt sympathique même si je sais que faire la fête n’est pas synonyme d’être la même personne le jour. Ça m’étonnerait qu’Ayako mettre le feu à l’appartement ainsi que de recevoir un appel de Kenji. Je profite du moment, si on ne se revoit pas, tant pis on se sera amusée le temps d’une soirée. Une question, un demi mensonge. Sous couverture j’étais à Koyane en tant que secrétaire judiciaire la semaine et pour la mafia japonaise, gérante du bar à hôtesses à Inazami du vendredi soir au dimanche. Demain on m’envoie dans un autre endroit, moins glauque sauf qu’il réveillera plusieurs souvenirs. Allez Mia, c’est le moment de réfléchir à une réponse camouflée. Je bouge la tête de gauche à droite, négatif.

-Pas vraiment, j’y venais quand j’étais à la fac d’Amai il y a quelques années de ça. Je suis dans le quartier Koyane mais je change de boulot demain, dans un salon de tatouage à deux ou trois rues d’ici. Ça fait combien de temps que tu es au Japon?

Codage par Libella sur Graphiorum

Molly Wood

Je continuais de danser un petit moment, seule dans mes pensées qui se convergeaient entre la joie et la mélancolie de ne plus jamais revoir Kenji. Il est toujours là, impossible de l’enlever de mon esprit puis pour ce soir, c’est légèrement éreintant. Tournant sur moi-même une fois, ce n’était peut-être pas une bonne idée. La tête qui commence à vaciller, je retiens mes pieds à ne pas faire n’importe quoi et regarde Molly. J'allais lui voler ses lunettes quand j’ai vu la couleur de ses yeux. Brièvement, puisque les rayons de lumières cachaient ses iris par la forme ronde de ses pupilles. Je n’ai jamais pris de drogue, mais je sais très bien que ça fait des ravages sur tout le corps. C'est son choix, je n’ai pas à la juger mais mon cœur sensible en dit autrement. Je peux la ramener ce soir, histoire qu’il ne lui arrive rien, sans porter d’excès, ni lui demander ce qu’elle a pris. En ce moment elle est défoncée, moi aussi mais d’un autre genre, l’une ou l’autre, on n’est pas mieux. Je ne suis pas mal à l’aise, en plus d’Ayako qui fait des petites tentatives, je préfère qu’elle n’aille pas de soucis au moins ce soir. On dirait une maman qui réfléchit, c’est bizarre.

J’aime bien dire son prénom dans ma tête, ça me fait penser au mien. Mia, Molly, le sien sonne plutôt pour un film à Los Angeles, ce qui me fait rire en manquant le début de sa phrase. Ouais, même avec des plateformes sous les pieds, on réussirait à se faire emmerder. C'est comme ça, personne ne choisit sa taille. J’ai toujours le sourire aux lèvres, je ne sais pas si c’est le fait qu’elle soit défoncée ou si ma question n’était pas très claire, il faudrait une mémoire d’éléphant pour savoir ce que j’ai dit lorsqu’il y a de l’alcool dans mon petit corps. Personne ne mentionne où il habite à un inconnu, non? Enfin elle ne sait pas pour qui je travaille réellement. De toute façon ça ne prendrait pas de temps avant de le savoir, en plus que visiblement, ça semble être proche d’ici. Je rigole, on dirait mon binôme quand j’étais plus jeune. J’aurais aimé voyager plus souvent mais comme on manquait souvent d’argent et une famille peu aimable, je suis satisfaite d’être au Japon toute seule après un recul. Mes yeux s’agrandissent en souriant.

-C’était le pays! Je n’y suis jamais allée! Ah si, dernièrement en voyage à Hawaii! C'est pas très Amérique mais quand même, ça fait partie des États-Unis. C’est bien d’avoir un appart ici, c’est un quartier sécuritaire et pas mal d’étudiants y passent matin et soir. Je viens d’Angleterre, mais ça fait huit ans je suis au Japon.

À force de crier dû à la musique trop forte, je ne sais même pas si elle m’entend bien. Peut-être une extinction de voix demain, va savoir. Ce sera difficile inventer une excuse auprès des autres au salon de tatouage, ce soir je m’en fous un peu – beaucoup. Je n’avais pas le temps de répondre qu’elle me prenait par la main, elle fait de la télépathie ou quoi? D'un hochement de tête, je veux bien aller me poser, quitte à ce que mes oreilles fassent de l’acouphène maintenant. On traverse entre les personnes qui dansent à la fin de la nuit, ou au début du matin. Mon verre se dépose sur une table avant d’entrer dans une pièce plutôt tranquille avec quelques personnes, appréhendant légèrement la situation mais ce ne sont que des groupes de jeunes, rien à signaler. Me laissant tomber sur le dos sur un géant sofa afin de lui donner de l’espace, je prends quelques secondes à me frotter les oreilles, plissant les yeux aussi pour m’adapter aux lumières tamisées.

-Tu as un portfolio de tes dessins? Je crois que je dessine avant même ma naissance, mais je ne suis pas tatoueuse. C'est une des choses qui me libère l’esprit, comme le sport et la musique. Sinon je tiens plus sur place. Tu pourrais passer au salon cette semaine pour voir si quelqu’un voudrait te prendre sous son aile, ça t’intéresse? J’y serai de jour, on verra ensemble si c’est possible!

Je sors mon téléphone du petit sac à main pour lui montrer des dessins pris en photo. Mis à part Kenji et moi, je ne crois qu’il y ait des images compromettantes avec la mafia.

-Je dessine surtout du réaliste, entre autres des paysages, certaines personnes, des animaux. J’ai trop de livres de sketchs chez moi. Au moins je n’ai pas un grand piano je n’aurais jamais l’endroit pour la grosseur. Tu étais dans des clubs d’arts au lycée? Ah j’ai oublié de te demander si ça t’aidait mieux qu’on discute en anglais ou si tu t’es assez familiarisée avec le japonais?

Codage par Libella sur Graphiorum