Charles avait l'impression d'être en surcharge d'énergie, de motivation, de positivité en général : le bout de ses doigts le picotait légèrement, ses lèvres ne se relâchaient que dans un demi-sourire, et rester en place était frustrant. Il aimait sortir en extérieur et avoir des branches au-dessus de la tête, mais une randonné n'aurait jamais réussit à le mettre dans cet état : seul, il se serait mis en retrait, avançant lentement de son côté, observant la forêt du fond de ses pensées, plus apaisé et calme qu'il ne l'était actuellement. Ce qui faisait un peu varier l'équation, c'était qu'il avait proposé à Kyôko de se lancer avec lui dans l’ascension du Mont, et qu'elle avait accepté.

Il tourna la tête vers elle, commençant à avancer sur le sentier qu'on leur avait désigné.

« C'est sympa que tu es accepté de venir. Merci... »

Le métis esquissa un sourire un peu maladroit à la tatoueuse.

« Alors, une idée de stratégie à adopter pour arriver tout là-haut en premier ? Ou tu préfères qu'on avance à notre rythme ? »

Charles n'était clairement pas venu pour la compétition, si Kyôko n'avait pas répondu positivement à son invitation, il ne serait même pas venu tout court. Une randonnée en famille était sûrement une perspective agréable pour beaucoup de monde, mais pas pour lui, et la seule autre personne avec qui il s'était imaginé monter tout là-haut lui avait prouvé au cours de trop nombreux joggings que son cardio laissait honnêtement à désirer : Ashton courrait vraiment mal, en plus d'être mauvais perdant.

Kyô n’avait dormi que cinq heures cette nuit-là. Pourtant la veille elle s’était jurée de faire attention pour être en forme le lendemain, mais la perspective de cette journée l’avait tellement enchantée qu’elle avait eu trop de mal à trouver le sommeil, comme un enfant la veille de Noël. Elle n’avait pas hésité longtemps lorsque Charles l’avait invitée, cette expédition était l’occasion de se défouler tout en décrochant peut-être le voyage promis aux gagnants.

Son manque de sommeil ne l’empêchait pas d’être en forme. Elle avait sauté du lit et enfilé ses vêtements les plus sportifs avant de rejoindre le point de rendez-vous, prête à en découdre. En arrivant au pied du mont Rokkô elle se fraya un passage parmi les binômes jusqu’à repérer le visage de Charles.

Lorsque le départ fut donné par les organisateurs, ils empruntèrent un sentier sinueux mais ombragé. La végétation était luxuriante pour le plus grand plaisir de Kyô qui laissait dériver son regard sur les enchevêtrements de feuilles grasses et de troncs humides tout commençant l’ascension. Même l’odeur pesante de terre et de chaleur lui paraissait agréable, rien ne semblait pouvoir gâcher cette journée ou son enthousiasme.

- C’était une bonne idée, je n'avais jamais pris ce chemin ! 

En invitant Kyô, Charles ne s’était pas engagé dans une simple promenade touristique et il allait vite le comprendre, ou le regretter. Mais si elle était motivée à tout donner, elle n’avait pas poussé la réflexion de sa stratégie plus loin que ça. D’un côté son âme de sportive la poussait à relever ce défi, mais d’un autre sa nature insouciante la rattrapait et elle s’était simplement lancée dans cette aventure sans se poser de questions, et improviserait au besoin.

- J’ai bien envie de gagner ce voyage à Kyôto, pas toi ? On a toutes nos chances en plus. C’est simple, il suffit qu’on soit les meilleurs. On trace, et surtout on se perd pas.

En cette saison, la chaleur était étouffante même en pleine forêt et les averses n’était pas rares. Kyô marchait d’un pas assuré et elle commençait déjà à sentir des gouttes de transpiration perler sur sa nuque. La route était encore longue, il ne fallait pas non plus partir trop vite au risque de le regretter plus tard. Elle attacha ses cheveux pour être plus à l’aise et poussa un léger soupir avant de s’adresser à Charles.

- Il fait sacrément chaud aujourd'hui, t’es en forme j’espère ?

Chaque muscle du visage de Charles était sous contrôle alors qu'il souriait doucement à la réponse de Kyôko, un peu de panique en arrière plan dans sa tête, alors qu'il espérait ne pas trop rougir. Il avait pensé que Kyôko accepterait pour sortir et se changer les idées plus qu'autre chose, mais elle semblait au final être la plus motivée à atteindre l'objectif de la randonné. Le barman sourit doucement à l'exposition de son plan: c'était simple mais efficace. Ils souffriraient justement plus ou moins sur les derniers mètres, en fonction du rythme qu'ils avaient décidé de maintenir.

« Ça me va ! »

Répondit-il  en souriant.

« J'ai prit ce qu'il faut et j'ai l'habitude de marcher, alors je devrais pourvoir te suivre... »

Il avait à peine finit sa phrase que l'idée de son sac un peu trop léger sur ses épaules. Charles réussit à cacher derrière un grand sourire la réalisation qu'il n'avait pas prit avec lui de gourde de bouteille d'eau. Maintenant il la revoyait, sur le plan de cuisine. Il l'avait complètement oublié.

« Tu-heum-tu sais ce que tu voudrais aller faire à Kyôto ? »

En même temps qu'il parlait, il endiguait le coup de panique, et encaissait l'idée qu'il allait sérieusement décevoir Kyôko.  Quelle idée de parler d'un voyage qui venait très certainement de leur glisser assez définitivement entre les doigts.

Ils continuèrent de marcher en parlant, Charles commençant à  sentir ses pas s'alourdir au bout de presque quarante minutes de marchent. Un début de vertige le fit légèrement basculer contre Kyôko, son épaule frappant la sienne. 

« Wow ! Désolé je-j'ai perdu l'équilibre ! »

Au début, ils progressèrent assez rapidement. Charles semblait suivre Kyô sans problème et leurs rythmes se synchronisaient même assez naturellement. Ils en virent à parler de ce qu’ils feraient une fois à Kyôto, comme si la victoire n’était qu’une formalité. En réalité, la destination de ce voyage importait peu, Kyô aurait voulu le remporter dans tous les cas par simple esprit de compétition. Et aussi parce que les voyages, c’était quand même sympa. Kyô n’avait pas besoin de réfléchir très longtemps pour trouver des dizaines de choses sympas à faire à Kyôto.

- Il faudrait qu’on aille à Gion et à Arashiyama, ce sera joli en automne. J’aimerai bien visiter le jardin botanique aussi…

Après quelques kilomètres où ils continuèrent à discuter, Kyô avait le regard perdu dans la végétation qui les entourait lorsqu’elle sentit soudain quelque chose heurter son épaule. D’abord surprise, elle sursauta un peu en tournant la tête pour constater qu’il s’agissait de Charles, sans vraiment comprendre ce qui lui arrivait. Par réflexe, elle eut un léger mouvement de recul et attrapa son épaule en se tournant vers lui pour l’aider à se redresser.

- Oh, ça va ? Tu veux faire une pause ?

Elle l’examina d’un air dubitatif, mais il n’avait pas très bonne mine. Il avait l’air assez fatigué alors qu’ils étaient encore loin de l’arrivée, et son regard était plus terne que d'habitude. Comme elle se sentait un peu coupable de lui avoir peut-être mis la pression sans le vouloir, elle décida de ne pas trop lui laisser le choix. C’était aussi un peu parce qu’elle serait bien embêtée s’il n’arrivait pas à finir à la randonné, elle n’avait pas envie de devoir appeler les secours.

- T’as pas l'air très bien, tu devrais t’asseoir et boire un coup. Ça me fera du bien aussi, on a encore du chemin.

Elle s’assit sur un rocher assez plat qui bordait le sentier pour inviter Charles à l’imiter, et sortit sa gourde pour boire quelques gorgées d’eau. Elle n’était plus très fraîche, mais l’important était de rester hydraté.

« J'ai juste dérapé sur un cailloux, t'inquiètes pas... »

Il tenta un sourire maladroit vers Kyôko, une mèche d'un brun clair venant glisser sur son front jusqu'à ce coincer dans ses cils. La course était une de ses habitudes, mais le métisse avait prit l'habitude de sortir le matin, quand l'arrêt être encore assez frais pour donner l'impression que le froid te tranchait les poumons de l’intérieur et effacer la sensation de surchauffe. Ici, l'humidité des sous-bois et de la saison alourdissait l'air, le terrain en montée n'était pas idéale pour la marche, et surtout, il avait oublié de quoi boire.
Charles avait pensé qu'être un minimum sportif pourrait compenser, mais au prologue à peine de la journée, il lui semblait savoir comme serait l'épilogue : des excuses à Kyôko.

Pendant un instant il hésita à refuser la proposition d'arrêt de sa partenaire, plus enclin à retarder encore le moment où il deviendrait nécessaire d'avouer sa bourde qu'à l'admettre maintenant. Mais se lancer dans ce genre d'ascension sans assez pouvait facilement tourner au désastre, et en fonction de l'eau qu'avait amener Kyôko, Charles n'était pas sur de vouloir prendre le risque de continuer à avancer.

« Ouais, okay... »

Il s'adossa légèrement à un arbre, n'osant pas vraiment regarder la tatouée alors qu'il respirait lentement et profondément, passant une main sur sa nuque moite – comme presque tout le reste de son corps. Il détestait les temps humides.

« Heu, Kyôko, tu vas... Pas rire, mais mon sac est trop léger. »

Son regard tomba sur la terre du sentier, alors que ses lèvres se pinçaient dans un sourire gêné. La sensation de décevoir quelqu'un – ou du moins la sensation qui précédé – restait aussi désagréable, inaltérable avec le temps.

« J'ai oublié ma gourde. »

Ils s’étaient arrêtés tous les deux au bord du chemin, et Kyô jeta un coup d'œil à Charles en reposant sa gourde. Adossé contre un arbre, il paraissait toujours aussi épuisé, et surtout elle ne comprenait pas pourquoi il n’avait toujours pas bu. Quelque chose semblait l’embêter, et depuis tout à l’heure ses réponses étaient assez évasives, comme s’il refusait de lui avouer ce qui n’allait pas.

Elle ne fut pas plus avancée lorsqu’il finit par lui admettre d’un air honteux que son sac était trop léger. Elle leva un sourcil d’un air étonné, sans trop comprendre ce qu’il voulait dire par là. Jusqu’ici, le plus grave c’était qu’il l’avait appelé Kyôko, alors qu’elle détestait ça. Elle était sur le point de le reprendre, un peu vexée, lorsqu’il finit enfin par avouer qu’il avait oublié sa gourde.

Sur le coup elle fut un peu contrariée, mais elle était aussi consciente que ça ne servirait à rien de perdre son sang-froid ici. De toute façon, ils allaient devoir finir la randonnée, et se disputer maintenant ne ferait que les retarder encore plus. Ils avaient tout intérêt à se soutenir, et en voyant la mine déconfite de Charles, elle ne pouvait pas vraiment être en colère. Elle était même plutôt inquiète, déjà parce qu’il ne fallait pas que son état empire, et aussi de peur qu’il se démotive. Elle essaya de le rassurer calmement, tout en se levant pour lui tendre sa gourde.

- T’inquiète pas, ça peut arriver. On trouvera peut-être de l’eau en chemin. Tiens, je te prête ma gourde en attendant, dans tous les cas il faut que tu boives sinon tu pourras pas finir la course, et je veux pas appeler les pompiers.

Charles avait l’air sincèrement embêté, et Kyô avait un peu de mal à trouver les bons mots pour détendre l’atmosphère alors elle avait essayé de blaguer un peu. Elle avait parlé d’un ton léger en espérant qu’il comprenne que son but n’était pas de le culpabiliser encore plus.

- Par contre, ne m’appelle pas Kyôko s’il te plait. Kyô tout court c’est bien.

Elle venait de se rappeler qu’elle avait oublié de le préciser tout à l’heure. N’importe qui aurait déjà oublié, mais pour elle c’était très important. Elle voulait que tout le monde l’appelle comme ça, ce n’était pas connoté féminin et en plus ça sonnait mieux à l’oreille.

Elle resta près de lui un moment pour s’assurer qu’il buvait assez et qu’il serait en mesure de continuer la randonnée, en lui lançant des regards attentifs.

- Ça va mieux, maintenant ? On pourra repartir quand tu sera prêt. Et la prochaine fois, préviens avant s'il y a un problème, d’accord ?

Apparemment, toucher le fond ne voulait pas dire qu'on ne pouvait pas descendre encore plus.  Il le comprit alors qu'il tendait la main pour attraper la gourde que la tatouée lui proposait, sa correction sur son prénom s'abattant comme un coup sur sa nuque. Le barman se sentit piquer un fard, écarquillant légèrement les yeux alors qu'il expulsait nerveusement d'entre ses lèvres :

« Okay. Pardon j'ai oublié. Désolé. »

Il rendit sa gourde à Kyôko en se redressant, faisant légèrement retravailler ses chevilles pour se remettre à marcher.

« Oui c'est mieux. Merci. Et... Oui je t'en parlerais la pro- »

Le barman s'arrêta de parler en fronçant les sourcils, le regard figé dans celui de Kyôko. Il lui semblait avoir entendu une voix derrière la tatouée.

« Hey, les enfants, vous devriez prendre un autre chemin.. » 

Charles mit quelques secondes à comprendre qu'ils étaient les « enfants », et que la voix marquée par une respiration profonde mais contrôlée venant d'un petit sentier parallèle au leur, où une toute petite silhouette trapue c'était arrêté à leur niveau, les regardant entre les arbres.

« Celui-ci a beaucoup de creux, à cette saison il doit être recouvert de flaque, et la terre sera plus molle, vous allez vous retarder. Vous ne faîtes pas de randonnée ici habituellement, n'est-ce pas ? Vous êtes avec la compétition ? Venez, venez, je viens souvent ici, je vais vous montrer quel chemin prendre ! »

A la voix, le barman reconnu un homme qui devait arriver sur la soixantaine, et la forme d'un large chapeau et d'un grand sac se dessina plus clairement. Il avait l'habitude de faire confiance à ses aînés et de recevoir des conseils, beaucoup moins d'être abordé aussi directement par un inconnu voulant les aider alors qu'ils étaient dans un concours. Mais l'homme était seul, et ne semblait pas être in participant, plus un passionné. Le métis glissa un regard noisette vers Kyôko, demandant faiblement :

« On... Le suit ? Il a l'air de connaître le Mont... »

La voix qui avait attiré leur attention semblait venir d'au-delà des feuilles et des troncs qui bordaient le chemin. Kyô se retourna en plissant les yeux jusqu’à distinguer la silhouette qui leur faisait signe de venir. Comme elle savait se défendre elle n’était pas de nature méfiante, mais la façon dont il avait attiré leur attention l’avait quand même un peu refroidi. Charles avait aussi l’air hésitant, alors elle lui répondit à voix basse.

- On peut toujours essayer. Si c’est un plan foireux je m’en occupe, t’inquiète.

Ils n’avaient rien à perdre à part quelques minutes, alors Kyô s’engagea la première en traversant les quelques mètres de végétation épaisse qui les séparait de l’inconnu, jusqu’à ce qu’elle débouche sur un autre sentier étroit. Il était moins large que le précédent, mais il avait aussi l’air moins humide et plus praticable. L’homme devait dire vrai après tout. A le regarder de plus près, il était équipé comme un randonneur expérimenté mais quelque chose dans son attitude restait déroutant, comme si il était difficile d’être tout à fait à l’aise en sa présence.

- Oui, c’est la première fois qu’on monte par ici. Vous pouvez nous aider ?
- Mais oui, j’ai l’habitude de guider les randonneurs perdus vous savez.
- En fait, on n’est pas perd...
- Si on ne fait pas attention, les environs sont dangereux ! Surtout l’été, c’est très humide et on a vite fait de glisser, alors écoutez-moi bien...

Une fois lancé, il parlait vite sans jamais s’interrompre, et c’était impossible de répliquer quoique ce soit. Heureusement comme il leur donnait quand même de bons conseils, et qu’il leur indiqua précisément un itinéraire à suivre, Kyô se résigna à ignorer sa personnalité passablement agaçante. Sa voix était assurée et il donnait l’impression qu’il connaissait par cœur tous les sentiers de la zone. Avec son aide, ils allaient s’économiser quelques kilomètres, et cette idée lui redonna un peu de courage.

Ils repartirent sans s’éterniser après avoir remercié le randonneur qui leur dit au revoir en leur donnant à chacun une petite tape dans le dos en guise d’encouragement, ce qui arracha une grimace à Kyô. Elle attendit qu’ils se soient éloignés à une bonne distance pour ne pas être entendue et soupira en jetant un regard à Charles.

- Il a l’air de s’y connaître en randonnée, mais pour le reste il m'inspire pas trop confiance. J’espère que ça valait le coup de l’écouter.

Le sentier s’étirait peu à peu devant eux, et ils progressèrent à un bon rythme pendant plusieurs kilomètres, jusqu’à ce qu’ils rejoignent un chemin plus grand qui devait être l’itinéraire officiel de la randonnée.

- Je crois qu’on y est arrivé. Je me demande si ça nous a vraiment fait gagner du temps.

Kyôko semblait aussi suspicieuse que lui, mais toujours aussi accrochée à l'idée de remporter ce voyage à Tokyo. Assez pour suivre un vieil inconnu qu'elle semblait aussi prête à latter et étaler en cas de problème, ce qui ne le rassurait pas vraiment. Il était loin d'être un ange lui-même sur le sujet, ayant son propre lot de conversations terminées avec les poings, mais c'était toujours sous le coup de la colère. Kyôko, il la sentait fonctionner différemment, plus du genre froide et efficace. Il savait qu'elle faisait de la boxe, et même s'ils n'en avaient pas parlés, la façon presque androgyne dont les muscles sur ses avant-bras ressortaient les quelques fois où il l'avait vu porter un plateau dans un bar aurait du servir d'indice.

Il suivit en silence, au niveau de Kyôko mais en gardant une certaine distance, au cas où la tatouée aurait besoin d'envoyer une jambe à l'inconnu. Mais finalement, il disparu en leur laissant une tape sur le dos, et peut-être assez d'avance pour encore pouvoir gagner la compétition.

« En tout cas, si on le croit on évité les chemins trop compliqué. »

Argua le métis pour rassurer Kyôko, se retournant pour regarder la piste derrière eux, et les flaques qui s'y  étaient creusées.

« Il a au moins dit vrai pour les flaques et l'humidité. »

Dit-il, en pointant vaguement une du doigts.

Ils continuèrent leur ascension sur un chemin rocailleux et plus raide. Pendant un instant, Charles se demanda si l'inconnu de tout à l'heure ne les avait pas emmenés sur une fausse piste. Mais il lui semblait voir des silhouettes un peu plus haut sur la piste, et d'autres loin derrière eux. Pour autant, si l'objectif était d'éviter les terrains difficiles, le vieil homme aurait pu continuer le détour et les emmenés plus loin : les roches sous eux était instables, et il sentait un peu trop souvent à son goût ses chevilles vaciller.  Quelques pas derrière Kyôko, il eu le temps de voir avant elle les pierres qui commencèrent à se décrocher sous ses pieds, poussant et roulant sur celles où se tenaient le barman.

« Att- ! »

Sa main se referma sur le sac de la tatouée, il la tira sur le côté jusqu'à sortir du sentier en pierre et manquer tomber dans l'herbe. Les roches sur lesquelles ils marchaient roulèrent quelques mètres plus beaux, certaines se fracassant légèrement au passage. Plus bas et plus haut sur la piste, il entendit quelques groupes s'agiter, mais rien que ne ressemble à un cri de douleur. Apparemment ils n'étaient pas les seuls à avoir manqué déraper. Il se retourna vers Kyôko, lâchant rapidement son sac en tendant de retrouver son calme, commençant à peine à prendre conscience du shoot d'adrénaline qui l'anesthésiait.

« Désolé... T'as rien ? »

Son regard descendit instinctivement aux chevilles de Kyôko, espérant qu'elles étaient intactes.

Alors qu’ils pensaient tout juste avoir atteint le chemin principal, le sentier qui s’étirait devant eux devenait de plus en plus accidenté. Kyô ouvrait la marche en repensant à la rencontre inattendue qu’ils avaient faite. Elle aurait sans doute mieux fait de regarder où elle posait les pieds, puisque de lourds rochers pavaient désormais leur itinéraire. A la place, ses yeux se perdaient vers les feuillages qui filtraient les rayons du soleil au dessus d’eux.

Soudain, elle sentit le sol rouler sous ses chaussures et avant de réaliser ce qui se passait, elle fut vigoureusement tirée en arrière par la poigne ferme de Charles sur son sac. Elle tenta de se rattraper maladroitement aux arbres autour d’elle pour éviter de s’éclater par terre, ou pire, de s’étaler sur Charles. Elle s'agrippa à la première branche qu’elle sentit sous sa main et même si quelques craquements d'écorce résonnèrent, elle ne céda pas malgré la force de sa prise. Elle réussit ainsi à garder un équilibre vacillant, jusqu’à ce que quelques secondes plus tard elle parvienne finalement à se redresser sur ses deux jambes. Charles s’était retourné vers elle d’un air inquiet, et même s’il était trop gentil pour rire de cette scène, Kyô ne pouvait s’empêcher d’avoir un peu honte qu’il y ait assisté. Et en plus, c’était lui qui s’excusait. Vraiment trop gentil.

- Oh, je… J’ai pas fait attention, merci.

Elle passa une main dans ses cheveux, plus pour essayer de se donner une contenance que pour réellement se recoiffer, mais sa voix était encore un peu nerveuse.

- Ça va, tout va bien. Heureusement que t’as de bons réflexes, hein.

Elle commençait à peine à sentir son rythme cardiaque redescendre, alors pour essayer de clore l’incident, elle se tourna vers l’endroit où elle avait perdu l’équilibre quelques secondes plus tôt pour constater que le glissement de terrain avait complètement barré l’accès à la suite du sentier. Mais ce n’était pas ça qui allait les arrêter, pas maintenant.

- On peut l’escalader, tu crois pas ? C’est pas très haut et ce serait peut-être encore plus dangereux d'essayer de contourner. On perdrait du temps, en plus. Je vais… Juste faire attention où je mets les pieds, cette fois.

Et sur ces mots, elle se racla la gorge avant de s’engager précautionneusement sur les rochers qui leurs barraient la route. Elle prenait le temps de vérifier leur stabilité à chaque fois qu’elle en atteignait un nouveau avec des coups de pieds bien placés, sans aucune délicatesse. Ses bras l’aidaient aussi à se hisser sur les rochers les plus imposants. De temps en temps, elle jetait des coups d’œils à Charles pour vérifier s’il s’en sortait.

Elle n'avait pas l'air de s'être blessée, nulle part, ni dans le glissement de terrain ni dans le mouvement trop brusque du métis, et Charles s'autorisa enfin à redescendre, posant une main sur sa nuque et fermant les yeux pour reprendre son souffle et laisser son cœur ralentir.

« J-ouais... Et heureusement que t'as rien. »

Son regard descendit sur les pierres ayant roulées plus bas, et il fronça les sourcils à la proposition de la tatouée.

Il n'aimait pas l'idée. Il n'aimait pas l'idée du tout : si l'un d'eux se blessait, ils ne pourraient que rester sur place et attendre de l'aide, et ils semblaient déjà éloignés de la ligne de départ et des organisateurs.S'il ne s'agissait que d'une cheville tordue ou foulé, ce serait simplement un mauvais moment, mais Charles ne tenait pas à tenter leur chance et voir s'il pouvait leur arriver pire.
Malgré ça, Kyôko semblait toujours tenir à sa victoire, et aussi à une petite revanche personnelle sur les pierres, si les petits coups de pied dont elle les gratifiait étaient un indice. Le métis se contenta de la suivre en pinçant les lèvres. Il resta à côté d'elle mais plus en retrait, un œil toujours sur ses mouvements. Jusqu'à ce qu'il la voit à nouveau perdre l'équilibre.

« Kyo ! »

A force d’escalade et de coups de pieds, Kyô était parvenue au sommet du petit monticule de pierre qui s’était formé après le glissement de terrain. Elle en profita pour s’arrêter un instant et se retourner pour vérifier que Charles était toujours derrière elle. Même s’il n’avait pas vraiment l’air ravi de la situation, il progressait à un bon rythme. Elle releva les yeux vers la cime des arbres pour profiter un peu de la hauteur qu’elle avait prise avant de repartir.

Une tâche colorée en périphérie de son champ de vision attira son attention, et elle eut à peine le temps de discerner une paire d’ailes bleutées qui virevoltaient au gré du vent qu’elle sentit à nouveau son pied glisser contre la roche dure. Elle entendit le crissement de ses semelles se mêler avec le cri de Charles lorsqu’elle tenta de se pencher en avant pour compenser sa perte d’équilibre. En une fraction de seconde, sa main avait trouvé appui par réflexe le rocher le plus proche et même si elle sentait ses genoux raper contre la pierre à travers le tissu de son pantalon, elle réussit à se stabiliser dans une position peu élégante, à moitié affalée contre les rochers autour d’elle. Encore une fois, elle avait la chance de ne s’en tirer qu’avec quelques égratignures, elle ne ressentait aucune douleur qui aurait pu laisser penser qu’elle s’était blessée plus sérieusement.

Elle se retourna vers Charles en fronçant les sourcils pour montrer son mécontentement. Il avait l’air livide, mais de son côté Kyô était plus en colère qu’inquiète.

- Charles ! J’ai eu chaud là, je vais défoncer cette montagne si elle continue !

C’était plus facile de décharger sa colère sur des cailloux que sur ses propres moments d'inattention, après tout. Et ça lui donnait encore plus envie de gagner, pour montrer à cette montagne à qui elle avait affaire. Elle soupira en se retournant vers la pente accidentée qu’il leur restait à parcourir avant de pouvoir rejoindre le chemin. Elle se releva en prenant ses précautions entreprit doucement la descente se laissant glisser d’une pierre à l’autre.

Lorsqu’elle retrouva Charles en bas, et son agacement était redescendu. Elle le regarda d’un air un peu désolé avant qu’ils ne reprennent leur route. A chaque fois qu’elle avait failli tomber, il avait eu l’air de s’inquiéter pour elle, presque plus qu’elle ne s’était inquiétée pour elle-même. C’était un peu touchant quelque part, mais surtout très gênant.
   
- On sera pas obligé de raconter tout ça quand on aura gagné, hein ?
   
Ils se remirent en route, les pensées de Kyô se perdirent vers la paire d’ailes irisée qu’elle avait aperçu lorsqu’elle était en haut et elle réalisa qu’elle n’en avait même pas parlé à Charles.

- Je crois que j’ai vu un papillon quand j’étais en haut. Il était bleu, c’est rare. Mais j’ai pas eu le temps de bien l’observer.

Il fallait au moins qu’il comprenne qu’elle avait eu une excuse tout à fait valable pour glisser, cette fois.

Charles sentit quelques cailloux dégringolés vers lui et lui frapper ses chevilles sans causer d'autres dégâts que de futur bleus, alors que son regard restait braqué et écarquillé sur l'échappée belle à plat-ventre de Kyoko. Il rentra par réflexe la tête entre les épaules quand elle tourna la tête vers lui pour crier, quand bien même il n'était pas concerné.

« Concentres-toi sur ta montée surtout, tu défonceras la montagne plus tard... »

Tenta de conseiller le métis, la voix encore un peu blanche. Il préféra attendre au sommet du monticule de roches que la tatouée soit complètement descendu avant d'attaquer la descente, glissant à moitié d'un rochet à l'autre comme Kyoko, jusqu'à la rejoindre en bas.

Charles sourit du bout des lèvres à son excuse, hésitant d’abord, avant de se décider à doucement la charrier, à ses risques et périlles.

« Ah oui, il me semble l'avoir vu avant que tu perdes l'équilibre... »

Par sécurité, il s'éloigna légèrement d'elle pour fuir un éventuel coup de coude, ne revenant vers elle que quand le chemin devant eux se divisa en deux, sans randonneur en vue pour les laisser deviner la route à prendre.

« Je crois vraiment que quelqu'un ne veut pas qu'on arrive au sommet... »

Soupira-t-il, commençant à scruter les deux voies.

« Celui de droite a l'air plus emprunté... On a plus de chance par là je pense...»