La voix qui s’élève dans l’air te fait tourner la tête, et tu ne vois que ce foutu pistolet qui s’agite dans ta direction mais tu essaies de garder le peu de calme qu’il te reste, tu ne tombes pas à genoux en suppliant, non, tu gardes le semblant de dignité que tu serres précieusement contre ton corps tendu et tu écoutes leur échange, essayant de ne pas dissocier sur place.

Pour toi, le gars avec le pistolet est un grand malade, et tu t’attends à ce qu’il finisse par te trouer à un moment ou un autre. L’autre te paraît plus stable mentalement, alors tu fais le choix de le suivre lui en cas de problème : il faut admettre que lui, au moins, ne parle pas de ta mort toutes les deux minutes comme si tu n’étais pas présent.

Et puis, l’arme, de nouveau, ce cercle noir, parfait, terrifiant. Tes yeux ne s’attardent qu’un instant sur le visage du tueur avant de revenir sur la bouche du pistolet, puis d’évaluer la distance entre les deux bâtiments. Un frisson d’appréhension te parcourt tout entier, et tu t’imagines déjà t’écraser en contrebas. Mais tu déglutis, et tu te dis que tu vas y arriver, que c’est faisable, que c’est soit ça, soit la mort aux mains de gens encore plus dérangés que celui qui aime tant te viser de son pistolet – celui qui garde à présent la porte, pour vous offrir une sécurité relative en attendant que vous fassiez le grand saut.

L’autre t’adresse quelques mots, sans doute à intention d’encouragements, et ça aurait pu fonctionner si tu ne pensais pas tant à ta propre mort. Tu le regardes faire, ta respiration bloquée dans ta poitrine, et tu le vois atterrir sur le toit en face. Tu inspires. Tu te dis que tu vas mourir. Que tu vas y arriver. Que tu vas peut-être te briser plusieurs mètres plus bas. Que tu vas t’éclater contre le bitume du toit.

Oh, et puis merde.

Tu ne penses pas à l’élan que tu prends. Tu ne penses pas à la distance entre les deux bâtiments. Tu ne penses pas à la mort, si proche. Tu as peut-être une pensée pour ta mère, tu ne sais pas. Tu te contentes de courir, le souffle déjà court, et de t’élancer du toit comme si tu cherchais à t’envoler.

La réception est rude. Un pied à la traîne et une douleur aiguë explose dans ta cheville gauche alors tes mains et ton autre pied viennent prendre le relai avant que tu ne roules sur le côté. Les dents serrées, tu n’arrives pas à croire que tu sois encore en vie, le cœur battant, la douleur devenant lancinante, s’éloignant alors que tu te lèves en vitesse. Tu grimaces, tu parviens à poser le pied et à faire quelques pas pour t’éloigner du bord et te rapprocher de l’autre, mais la douleur fuse à chaque fois que tu t’y appuies, te faisant boiter pitoyablement.

Au moins tu n’es pas mort.

Le tueur vous rejoint, tu ne veux pas t’en approcher mais c’est lui qui vient à toi, te tirant par le bras. Ton pied ne suit pas, tu boites en grimaçant mais tu ne dis rien, peut-être lâches-tu un grognement, je n’en sais rien. En tout cas, l’armoire à glace en laisse échapper un et tu t’attends à la suite sans pouvoir t’y préparer et te voilà dans ses bras, tes pieds ne touchant même pas le sol. Ton cœur bat à un rythme effréné, effroyable, et tu te demandes quand viendra le moment où il te lâchera dans le vide, mais les escaliers sont descendus à toute allure, jusqu’en haut du rez-de-chaussée.

Alors, cassée ou pas cassée cette cheville, monsieur le tueur ? La réponse vient du patron, laconique et désabusé. Ta cheville entre les mains de l’autre ne te met pas à l’aise et tu lui aurais bien dit de se reculer, de te laisser tranquille, mais tu as peur qu’il te prenne au pied de la lettre et te laisse pourrir sur les marches, prenant la poudre d’escampette avec son acolyte. Et ça, ça signerait ton arrêt de mort, et on l’a bien compris : tu ne veux pas mourir aujourd’hui.

« Qu- »

Une autre main te tire, te relève, et tu manques de tomber mais tu suis le yakuza. Peut-être est-ce psychologique, peut-être est-ce physiologique, mais ta douleur semble s’estomper au fil des pas, trop occupé à penser à ta survie plutôt qu’à cette cheville foulée qui n’aura besoin que d’un peu de repos et de glace pour aller mieux.

Il vous conduit à l’arrière du bâtiment, semant avec un peu de chance vos poursuivants, et marque un temps d’arrêt. Toi, tout ce que tu entends dans ces fractions de silence, c’est le tump tump frénétique de ton cœur, et puis c’est reparti, il pousse la porte, t’entraînant à sa suite.

Dans la rue, à vue d’œil, c’est désert. Pas de bruit qui signalerait une présence proche non plus, non, juste une vague clameur tout autour de vous, ayant son origine nulle part et partout à la fois, mais ce n’est pas votre priorité. La douleur dans ta cheville est lancinante, comme un rappel incessant. Le plus important, pour l’instant, c’est de rejoindre le chemin de fer.

Sans vous faire tuer.