Y’a les cernes qui te trahissent, et puis les cheveux gras sous ton casque. Le regard un peu fixe, trop pour quelqu’un comme toi, et la discrète impression de lassitude qui se dégage de ton corps trop long, trop grand. Tu coupes le moteur et tu détaches le casque, le laissant pendre au guidon. Tu n’as pas à fouiller longtemps dans le compartiment fixé à l’arrière : il ne reste plus qu’un carton, encore chaud au toucher. Sortant le dispositif portatif que tu as du apprendre à utiliser lorsque tu es devenu livreur, tu allumes l’écran. Tu regardes par réflexe – une napolitaine, puis les informations qui t’intéressent en tant que livreur s’agrippent à tes pupilles ne sachant pas se décider entre la nuit environnante et la luminosité aveuglante de l’écran. Puis, ta tête se lève sur l’immeuble qui te surplombe et tu affiches un rictus ennuyé, dégoûté. Treizième étage.
Qu’ils mangent leurs morts. Foutus riches.

C’est bon, tu te dis. C’est bientôt la fin de ton service, tu pourras retourner à la pizzeria, y laisser le scooter et le t-shirt qu’ils t’obligent à porter. Tu pourras, un peu hagard, aller tourner dans les rues d’Uzume à la recherche d’un plaisir que tu ne trouveras pas ce soir – tu n’y as plus droit. Alors, tu rejoindras peut-être un ami, ou alors, tu rentreras simplement chez toi, tu allumeras la lumière dans ton appartement ridiculement étroit, tu te feras des pâtes si tu as le courage, une douche rapide, et puis tu t’enfonceras dans le matelas trop mou et tu chercheras le sommeil.
J’avais oublié à quel point ta vie était merdique, mon pauvre.

Tu appuies sur l’interphone, ça te met en contact avec le résident du treizième. « C’est le livreur. De pizza. » Tu te demandes combien de personnes ont utilisé cette excuse pour s’introduire dans un bâtiment, mais ta pensée est écartée alors que le bip caractéristique accompagne la voix grésillante, et tu tires la porte et te glisse dans le hall. Il est trop beau, trop brillant, trop parfait, et ça te donne envie de tout dégueulasser, mais ça t’embêterait trop de repasser et de voir des traces de boue sur le sol blanc, alors tu t’essuies quand même les pieds sur le paillasson avant d’avancer.

L’ascenseur arrive rapidement, ton reflet dans le miroir semble rire de toi pendant l’ascension interminable alors tu gardes les yeux rivés sur la porte métallique, qui s’ouvre, et tu t’engouffres dans le couloir, tu cherches le numéro de l’appartement, et tu penses, ô si naïvement, que ton périple touche à sa fin lorsque tu sonnes, impatient de délivrer cette pizza à ce que tu imagines être un riche trop occupé avec sa propre réussite pour cuisiner lui-même.

« Pourquoi tu cours comme ça, mec ? »

J’écrase le tapis de course avec des foulées vigoureuses. L’inclinaison du dispositif est fixée à 6 pour cent, parfait pour imiter celle d’une rue pentue, et parfait pour brûler des calories. Hors d’haleine, je cours à m’en arracher les poumons, mais je ricane avec bonne humeur à la question qu’on me pose. Fier de ma réponse, je m’exclame avec enthousiasme : « Je brûle les calories de la pizza que j’vais manger ce soir ! »

Oui. Car il est temps de briser le mythe : non, je n’ai pas ce corps bien dessiné par le seul fait d’une mère Nature particulièrement affable à mon égard. Boire trop de bière m’expose au risque de voir naître une protubérance indésirée en lieu et place de mes très chers abdominaux, et l’excès de pizza ne fait pas exception quant à ce genre d’effets secondaires. Alors je cours, je soulève des poids, je malmène mes muscles, je subis mes courbatures, quatre fois par semaine. Et ça, c’est seulement pour maintenir les jolies aspérités d’un corps que je commence à apprécier ; car si je voulais être plus musclé, il faudrait que j’arrête la pizza pour ne manger que de la dinde froide et insipide, que j’ingurgite des mixtures protéinées et que j’aille me flinguer à la salle tous les jours.

Donc là, c’est très sérieux. Je cours après ma future pizza. Et quand enfin je finis ma séance de cardio, lessivé, la première chose que je fais est d’ouvrir mon application de livraison et de commander une Napolitaine. Puis, je me grouille, passant dans les vestiaires pour une douche avant de quitter le complexe sportif dans un jean et un grand sweat. Heureusement, la salle de sport est à Koyane, pas loin de chez moi : je suis donc de retour à mon appart’ quelques minutes avant l’arrivée du livreur. Juste le temps de nourrir Le Chat, de fourrer mes vêtements de sport dans le lave-linge et de m’ouvrir une bière. Ensuite, je réponds à l’interphone et trépigne d’impatience. Après avoir couru comme un dératé, j’ai une faim de loup.

C’est donc le visage radieux que j’ouvre la porte au livreur — qui me dit immédiatement quelque chose. J’ai déjà vu sa tête quelque part, mais impossible de me rappeler précisément où. « B’soir ! Merci mec, tu gères. »

Je suis de bonne humeur, et j’ai donc le pourboire facile. Mais alors que j’allais faire volte-face pour chercher mon portefeuille, sa tronche me revient. La réminiscence surgit du fin fond de mes souvenirs : ce civil, à Inazami, son jet de bouteille en verre, sa cheville en vrac et le sang sur son visage. « Hé, mais ça fait un bail ! », dis-je avec bonhomie et jovialité, « j’pensais pas que t’avais survécu. »

En effet, même si on avait échappé à cette embuscade ce jour-là, rien n’était sûr pour la suite. Qu’il parvienne à se frayer un chemin pour regagner les districts civilisés me paraissait être insensé, et j’avais fini par zapper ce civil apeuré en le considérant comme un dommage collatéral.

La porte s’ouvre, l’impatience se fait sentir de tous les côtés, tout le monde souhaite que cette pizza soit livrée pour des raisons diverses mais qui tendent vers la même finalité : le carton qui s’imbibe doucement de gras doit passer d’une main à l’autre.

Tu l’as bien compris, alors tu es prêt à cet échange, les yeux rivés là où tu penses que les yeux de ton interlocuteur se trouveront – c’est bien pour ça que tu as vue directe sur un visage trop familier, malgré le fait que tu ne l’aies vu que quelques minutes durant une journée, il y a déjà quelques semaines.

Le temps se fige, tu enregistres un ton joyeux, sans saisir le sens des mots prononcés, et enfin, tu clignes des yeux. Il ne semble pas t’avoir reconnu, mais il amorce un mouvement et tu te dis qu’avec ta malchance habituelle, il va attraper un pistolet pour te finir, mais la partie rationnelle de ton cerveau essaie de repousser du mieux qu’elle peut cette pensée absolument absurde. Enfin, qui risquerait de faire feu dans un immeuble comme ça, au treizième étage ? Oui, mais c’est le chiffre treize, tout peut arriver. Et s’il avait un silencieux ?

Et puis, te sortant de ta réflexion intense, sa voix retentit et tu identifies cette expression, cette lumière au fond de ses yeux trop sombres : il t’a reconnu, et ce sourire ne présage rien de bon parce que c’est un psychopathe et il va te tuer – malgré le fait que son sourire soit tout à fait ordinaire, et même un peu sympathique si on oubliait cette image gravée dans ton esprit de la bouche du pistolet braquée sur toi, le visage de l’homme flouté derrière.

Il faut dire que malgré les nombreux retournements de situations, malgré le fait que vous vous soyez mutuellement aidé et sauvé la vie, tu n’as jamais su s’il était dangereux pour ta personne ou non. Ce n’est pas une question de confiance ou de méfiance, c’est seulement une interrogation sur la létalité de l’homme et de ses intentions envers toi. Et si tu veux mon avis, tu es un peu trop égocentrique pour ton propre bien, parce que si tu voyais un peu plus loin que ton nombril, tu te rendrais compte qu’il n’y avait rien de personnel la dernière fois, qu’il ne faisait que son travail.

Encore une fois, tu n’es vraiment pas le centre du monde, Ashton.

Alors, dans ta réflexion erronée, tu ne réponds même pas. Tu tournes les talons dans une inspiration aspirée et tu pars en courant, le carton de pizza entre les mains. Sur un malentendu, il te laisserait filer, comme ça, tu n'aurais pas à malmener ta cheville fraîchement remise de son entorse.

Il se barre. Il fait volte-face, le carton de pizza entre les mains, et se barre. D’ailleurs, il ne se contente pas de tourner les talons et d’ignorer ma sympathie : il se carapate comme du gibier échappant à un chasseur, s’élance dans le couloir vide avec l’empressement de celui qui veut battre le record du cent mètres, et je l’observe pendant quelques secondes, perplexe, incrédule, alors qu’il s’éloigne à grandes foulées, comme une de ces gazelles qui montent très haut les pattes dans la panique. Ça pourrait me faire marrer, s’il ne se tirait pas avec ma pizza.

Cette pizza, je l’ai attendue toute la journée, c’est mon cheat meal, le garant de ma bonne humeur, ma récompense gustative. À mesure que mon dû s’éloigne inexorablement de moi, ma jovialité fond comme neige au soleil et je sens les muscles de mon visage se contracter d’agacement. Ma pizza, merde quoi !

Je lui cours après. Franchement, à quoi est-ce qu’il s’attendait ? C’est moi, l’invétéré du footing, le prodige de la course ! Demandez à Aaron : il n’a jamais pu me rattraper quand il me coursait à Inazami. En quelques foulées, je parviens à la hauteur du blondinet. J’aurais dû courir quelques mètres de plus, pour lui barrer la route, mais l’impatience me conduit à le choper par le t-shirt alors que j’arrête net ma course, geste ayant pour effet de contraindre le fuyard au freinage brutal. Et puis alors, se produit quelque chose qui me rappelle mes cours de physique et la troisième loi de Newton : le carton de pizza vole, dans un insupportable et mortifère slow-motion, poursuivant prodigieusement sa fuite vers l’avant, seul, avant de s’écraser par terre un mètre plus loin.

Le carton est ouvert. La sauce tomate macule le sol. « Putain mais t’es complètement débile ! Ma pizza ! »

Je serre le pan de son t-shirt et tire vers moi d’un coup sec pour faire tomber le meurtrier au sol. Il a tué ma pizza. Agacé, je fais quelques pas vers le cadavre et ramasse le carton imbibé du repas déstructuré. Pas de doute, il est fichu. « Tu rappelles ta boîte, tout de suite. Tu leur dis que t’es un abruti et que t’as fait tomber la pizza d’un client pas content. Je suis pas content du tout ». Je tire en effet la moue du type pas content. « Je leur rends leur livreur s’ils me ramènent une autre pizza, c’est clair ? » — c’est surtout une prise d’otage.

Blondin n’est pas assez réactif à mon goût, ce qui n’arrange pas ma frustration. « Allez, bouge ! Demi-tour, marche, ou je te traîne jusqu’à mon appart », dis-je sur le ton de la menace, les yeux fixés sur l’énergumène. Et dire que j’étais content de le revoir ! Quel boulet.

Le sang bat à tes oreilles, les globules rouges courent un marathon dans tes artères paniquées, alors tu perçois plus que tu n’entends l’homme se rapprocher, inexorablement, ne te laissant aucune chance. Il faut dire que tu n’aurais même pas pu battre un gosse à course, mon pauvre, malgré tes grandes pattes. Ton t-shirt est tiré en arrière alors que tu fais tout pour fuir, même si tu faiblis, même si tu as déjà abandonné, résigné, et la force mise dans ce geste te surprend et tu sens le carton de la pizza te glisser des mains. C’est une sensation singulière, universelle et exceptionnellement abominable, celle d’avoir conscience de ce mouvement mais de ne pas pouvoir le maîtriser, d’essayer de garder le contrôle jusqu’au bout des doigts mais de quand même sentir la chose vous échapper.

Le carton fait un vol plané spectaculaire. La sauce tomate macule le sol, un anchois s’est échoué quelques centimètres plus loin. Tu as les bras figés dans la position pré-catastrophique, t’accrochant à une pizza imaginaire. Tu aurais dû la lui laisser, il ne t’aurait pas poursuivi, mais avec la fatigue et la panique, tu n’as pas réfléchi. Comment peux-tu être si idiot, Ashton ? Alors, c’est de ta faute si tu te retrouves sur le sol toi aussi, le cœur battant, les yeux écarquillés. Tu arrives à décrypter le langage de l’homme, te demandant si tu vas te faire égorger pour une simple pizza, mais il semble plutôt vouloir procéder à un échange plus ou moins équivalent – la pizza semble avoir plus de valeur que toi, dans cette situation, mais ça sera à la pizzeria de le décider.

Tu sens son regard sur toi alors tu crapahutes pour te remettre debout, avançant en même temps pour s’éloigner le plus rapidement possible de l’homme – qui te suivra de toute façon, puisque c’est son appartement. Tu t’approches de l’antre du loup, la tête traversée de pensées filantes qui se perdent en vrac dans ton esprit dissipé.

Tu tentes une négociation à l’amiable, tout de même. « Je pense que… je pense qu’ils vont dire oui. Mais je ne sais pas s’ils vont envoyer un autre livreur. » Tu déglutis. « Je pourrais peut-être… y retourner ? C’était une napolitaine, non ? » Tu oses même le regarder au moment de te tourner pour passer la porte laissée grande ouverte, une lueur d’espoir au fond de tes yeux, tu te dis qu’il aura peut-être pitié. Mais les probabilités sont basses, alors tu ne t’attardes pas devant l’entrée, tu avances jusqu’à ce qu’il y ait assez de place pour qu’il passe devant toi. Tu restes collé aux murs, ne te sentant définitivement pas dans ton élément. « Je… vais appeler. »

Tu dégaines ton téléphone portable et tu sélectionnes le contact enregistré de la pizzeria. Ça sonne quelques instants avant que ton collègue ne décroche. Regardant l’autre du coin de l’œil, tu réponds avec ta voix la plus posée. « Y’a eu un accident, la pizza que je devais livrer est… n’est plus en état d’être livrée. Tu pourrais envoyer quelqu’un avec la bonne pizza ? » Tu le laisses te répondre, une grimace déformant un instant ton visage. « Non, je… Je dois rester avec le client. La pizza c’était une napolitaine. Et normalement y’a l’adresse sur le bon de commande. » Une nouvelle pause, puis tu lances un regard à l’homme. « Excusez-moi… vous pouvez redonner votre adresse, s’il vous plaît ? » Tu utilises le langage le plus soutenu que tu maîtrises, comme par réflexe. Si tu es poli avec lui, peut-être qu’il te laissera repartir en vie, qui sait ?

[Post dans le cadre du défi n°3 des défis de l'été]

Mon bipède a l’air fâché — je le sais parce que ses foulées émettent soudain de lourdes vibrations qui cognent contre le parquet. Je ne parle pas l’humain et lui ne parle manifestement pas le chat, mais j’ai appris à interpréter sa gestuelle et ses drôles d’attitudes. Poussé par la curiosité, je descends de mon perchoir, ce canapé sur lequel j’ai interdiction de faire mes griffes, pour aller voir ce qui se trame. Les oreilles dressées vers l’avant, je gagne le couloir, suivant les voix et leurs éclats. L’inconnu qui débarque n’a pas l’air de se sentir en sécurité aux côtés de mon bipède, ce qui m’étonne et m'intrigue quelque peu ; mon humain est pourtant la douceur incarnée ! Jamais avare de câlins ni de croquettes, il n’a jamais haussé la voix sur moi — excepté la fois où j’ai pissé au milieu du salon.

La voix de mon humain a le même ton que cette fois-là, d’ailleurs. Le ton de la réprimande. La porte se claque et mon bipède traverse le couloir sans me jeter un regard. L’inconnu est au téléphone, et je reste assis là, en le fixant de mes prunelles fendues, alors que les pas de mon bipède accaparent distraitement mon attention — boum boum, boum boum. Il se met à parler, et je me demande si l’humain inconnu a pissé sur son parquet. Je cille avec lenteur.

« Un accident ? Ta fuite n’était certainement pas un accident. Sérieux, tu fais jamais rien comme il faut ! Même à Inazami t’étais comme ça, putain. »

Mon bipède croise les bras et jette un regard coléreux à son semblable. Je profite du spectacle en faisant ma toilette — j’aimerais pas être à la place de ce drôle d’homme. « Ouais, ouais. Mon adresse. 7 Chome 3-1, Koyane. Pas compliqué à retenir. » Il se détourne pour rejoindre la salle principale, et je le suis avec ma démarche chaloupée. Puis, il se penche sur la table basse en soupirant, se saisit d’une bouteille-de-quelque-chose, et la décapsule avant de boire de longues gorgées. Je saute sur le canapé, où je m’assois, pour regarder la scène avec une certaine curiosité. Ce n’est pas la première fois que mon bipède boit cette bouteille-de-quelque-chose, mais qu’il ait un invité si apeuré n’est pas tout à fait coutumier. Il le dévisage lourdement, d’ailleurs ; le pauvre a dû se sentir obligé de lui emboîter le pas vers le salon. Désireux de me faire remarquer, je tente un miaulement pour attirer l’attention de mon colocataire. « Pas maintenant », qu’il me répond, agacé, et je comprends à son ton qu’il n’est pas d’humeur à me caresser la tête. « C’quoi ton problème ? T’es qui, d’abord ? J’veux dire, ton nom. C’est quoi ? »

Mon bipède fronce les sourcils mais tend finalement à son interlocuteur une bouteille-de-ce-quelque-chose. « Tiens, prends-toi une bière. Descends-moi ça et arrête de te chier dessus, j’vais pas te tuer », il ricane mais son rire n’a pas l’air joyeux, plutôt grinçant, un peu ironique, et il ajoute, « Pas maintenant, en tout cas. »

Et sur cette courte tirade, il s’affale sur le canapé en soupirant de nouveau. L’humain et sa fourrure blonde ont dû faire une sacrée bêtise.

Ne pas paniquer. Garder ton calme. Ne pas non plus manifester ton désarroi face aux accusations totalement fondées de l’homme qui continue de te fusiller du regard. Tu te dis tout ça, le téléphone scotché à l’oreille, le cœur battant, la bouche trop sèche, les mains un peu moites. Ta cheville te lance, la traîtresse, te rappelant sans effort votre mésaventure à Inazami – celle qu’il évoque, justement. Il n’a pas tort : tu étais totalement inutile.

Avec un regard sur le côté, qui te fait découvrir le spectacle d’un chat roux qui passe juste devant toi et qui t’ouvre le chemin derrière l’homme, tu répètes l’adresse à ton collègue à l’autre bout du fil. Il a l’air confus, mais ce n’est pas ton problème. Par contre, ton problème est son problème, et ça, il ne peut pas y échapper, alors tu lui demandes s’il a bien compris, la voix posée, et lorsque tu es sûr qu’il ne va pas faire capoter ta mission de sauvetage, tu raccroches, tes pas t’ayant conduit dans le salon.

Pas de chance, l’armoire à glace continue de te dévisager avec si peu de sympathie que tu te demandes si cette pizza avait une signification particulière pour lui. Tu t’interroges également sur la possibilité de mourir à cause d’un vol plané de pizza, et tu déglutis avec difficulté.

Oh, quelle mort indigne.

Le chat tente un miaulement mais se fait rabrouer, et tu prends conscience avec fatalisme que le chat, qui a sans doute un statut supérieur au tien dans cet appartement, vient de se faire recaler. Tu n’es pas mauvais en calcul, et tu n’as jamais eu du mal à relier les points, alors tu pressens avec confiance que tu ne vas pas passer une très bonne soirée. Ou peut-être que tu tires, une nouvelle fois, des conclusions hâtives.

Il t’interpelle de nouveau et tu clignes des yeux avec un air presque stupide. L’absence d’intelligence dans le regard te va comme un gant, mais il va falloir rebrancher les neurones, Ashton.

Tu t’humectes les lèvres, tentes un sourire un peu crispé. La boule qui te serre le ventre ne veut pas se dissoudre, mais elle ne t’empêche pas de parler. « Ashton, j’m’appelle Ashton. » Une pause, incertaine. « Et vous… ? » S’il ne répond pas, tu auras la certitude que tu vaux moins que le chat, qui t’observe de ses grands yeux fendus.

Au fond, peut-être que tu mériterais de mourir aux mains de celui qui t’a sauvé la vie. Ça serait une belle fin, ironique, amère, un peu comme toi. Mais l’homme en décide autrement, et tu fixes la bouteille translucide, la blague – tu supposes que c’en est une – te faisant presque tiquer.

Il semblerait qu’un autre problème se pose. « Je suis désolé, mais je préfère ne pas boire d’alcool. » Pour de multiples raisons, la principale étant que tu ne veux pas mourir sur un petit scooter merdique dans les rues de Koyane. De nouveau, une mort ironique, tu partirais comme ton père, ta mère serait défaite, le monde s’en remettrait. Cependant, ça ne sera pas pour ce soir. Tu jettes un coup d’œil à l’homme, tu espères qu’il ne prendra pas ce refus personnellement.

Ne sachant pas où te mettre, tu tiens le mur, tes longues jambes vissées au sol, ton téléphone à la main pour ne pas manquer un appel de ton collègue. Tu te demandes s’il a appelé les flics. Tu n’espères pas, tu aimerais rentrer chez toi tranquillement ce soir.

En attendant, tu te dis que tu pourrais peut-être faire la conversation. Tu n’as plus vraiment envie de te pisser dessus, ce qui est une grande avancée, et l’autre n’a pas l’air de bouger de son canapé pour venir t’égorger, alors tu te sens un peu moins en danger. « Je suis content de voir que ça va mieux », tu désignes sa gorge d’un geste vague de la main, « depuis la dernière fois. » Piètre changement de sujet, mais mieux que le silence inconfortable.

Ashton. Ok. Enfin un prénom à coller sur cette petite tronche de simplet. Ce sera mieux que de l’appeler « boulet » ou « blondin ». Ça n’enlève pas le fait qu’il reste un boulet extraordinaire, mais pas sûr qu’il se reconnaisse tout à fait si je le hélais comme ça au détour d’une rue. « Logan », je réponds simplement avant de descendre quelques gorgées de ma bière. Le Chat me regarde avec de grands yeux mais je l’ignore ; c’est pas vraiment le moment. Après ma pizza, peut-être. Quand je serai d’humeur. Ça me gave. Je crève la dalle. Vu son corps de phasme, Ashton ne doit pas savoir ce que c’est, que de se flinguer à la salle pour s’accorder une pizza. À vue de nez, il doit avoir de longs bras longilignes, et peut-être même un petit bide, si son alimentation est à chier.

« Pas d’alcool ? Ok. T’es pas marrant comme type. »

Je m’étire en silence, sans rien lui proposer d’autre. De toute façon, je n’ai rien d’autre. De l’eau, peut-être ; infusée, pourquoi pas, mais c’est tout. Je ne suis pas vraiment un bec sucré et n’entrepose pas de sodas dans mon frigo. Qu’il s’enquiert de mon état depuis « la dernière fois » m’arrache un ricanement bref. Sa déférence me paraît un brin hypocrite. « Ouais, j’ai pas pu parler pendant quelque temps mais ça va mieux. Enfin, c’pas comme si t’en avais quelque chose à foutre. Et toi, alors ? T’as l’air de boitiller encore. T’as vu un toubib au moins ? »

Je penche la tête sur le côté tandis que je le toise de haut en bas. « Tu foutais quoi à Inazami ? »
Il avait l’air de détonner dans le décor. Pire : blondin semblait complètement paumé et apeuré. Face à l’inertie et l’indifférence glaciale d’Akinari, j’ai compensé comme j’ai pu. Certes. J’ai voulu lui tirer dessus - mais c’était dans le cadre de mon travail, rien de personnel. Toujours est-il que sur le toit, si je ne l’avais pas porté, Akinari ne se serait certainement pas encombré d’un tel poids mort. Et dire qu'Ashton me remercie en faisant tomber ma pizza. Quelle ingratitude. D’accord, je l’admets, je suis peut-être un peu taré sur les bords, et je peux comprendre qu’un civil comme lui ait eu la trouille de sa vie face à quelqu’un d’amusé à l’idée de trouer des corps humains au 9 mm. Mais, à part ça. Je suis sympa. Non ?

« J’veux dire. Ça se voyait que t’avais rien à faire là. »

C’est peu de le dire. Peut-être qu’il livrait une pizza, mh ? Qui sait ?

Le prénom est lancé, comme un os à un chien. Son ton te donnerait presque envie de t’excuser, mais tu n’es pas tombé assez bas pour ça. Il ne te propose pas de quoi boire en substitut de la bière, mais tu ne t’en formalises pas. De toute façon, tu ne te sens pas en capacité de boire quelque chose actuellement. Même ta salive a du mal à passer, et c'est une chose qui est devenue bien trop fréquente ces temps-ci.

Son rire te râpe la peau et les remarques qui suivent te hérissent le poil. Chaque phrase se plante dans ton ego avec un bruit sourd, et tu te retiens de reculer sous l’assaut. Il n’y va pas de main morte : après tout, une pizza a été renversée et quelqu’un doit payer. Tu ne sais pas où te mettre, mais en même temps, tu es froissé par ce qu’il insinue, alors tu le regardes débiter, l’air ennuyé, les dents sorties à l’affût de la moindre goutte de sang que tu laisserais couler. A la question du médecin, tu ne réponds que « oui », moins décontenancé. Il commence à t’énerver. Tu finis par t'asseoir avec précaution sur le canapé.

« Ce que je faisais à Inazami ne vous concerne pas. » Tu es surtout peu enclin à dire que ton coup d’un soir habitait à Inazami et que c’était plus simple de finir chez elle que de payer un love hotel ou une autre stupidité du genre. Tu imagines déjà ce qu’il te répondrait, le regard qu’il te lancerait, et son attitude actuelle est déjà trop insultante. Tu as envie de lui lancer une remarque facile mais tu devines sa réaction : blasée. Ce genre de personnes réagit au quart de tour pour la moindre chose – la pizza, ici – mais peut aussi ne pas prêter attention aux insultes. Toi c’est l’inverse : ton ego est si fragile que tout s’effondre après quelques coups bien placés – encore faut-il trouver là où frapper.

« C’est amusant, aux dernières nouvelles, ma mère était encore en Angleterre, et pas dans un appartement hors de prix à Koyane. »

Tu as peur de mourir, mais parfois, l’ego l’emporte.

Il bouge pas d’un pouce. Il est prostré, immobile, comme si je le tenais encore en joue avec mon flingue. Ça m’avait pas sauté aux yeux avant. Il a l’air de flipper grave, le bougre, et je me demande un instant si c’est moi qui lui fait vraiment peur comme ça : on est à Koyane, après tout, et si jamais je décidais de bouger le petit doigt, les flics du quartier me colleraient aussitôt en taule en me gratifiant du traitement tout particulier auxquels les gaijins ont droit. Autrement dit, je peux rien lui faire, et il aurait tout le loisir de se pavaner en me le rappelant. Mais non. Il reste debout et ose à peine parler. Il est grand, d’ailleurs, ce Ashton. Il doit être aussi grand qu’Aaron. Un grand garçon. Y’a pas à avoir peur comme ça. Si ?

« Ce que je faisais à Inazami ne vous concerne pas. »

Je sors mon glock 18 et lui colle trois balles dans la tête pour le punir de cet affront inacceptable — je déconne, bien évidemment. Je suis au contraire assez soulagé qu’il ait le cran de m’envoyer chier. En plus, il s’est assis sur le canapé ; ne tuons pas son courage aussitôt né. « C’est vrai, c’pas mes oignons », je finis par lui concéder en feignant un soupir, avant qu’il ne rétorque par un petit trait d’esprit cynique. Je ricane, sincèrement amusé, appréciant ce genre de grande gueule. Le reste de ma bière est descendue en quelques gorgées, je passe mon poignet sur mes lèvres et abandonne la bouteille sur la table basse. « C’est beau, hein ? C’est vrai que c’est hors de prix. J’fais un métier qui demande pas mal d’expertise, tu comprends, alors ça paie bien. Et puis, ici, c’est sécurisé. On risque pas de croiser un criminel, haha. »

Haha, ouais. Je lui souris innocemment. Le Chat, lassé du spectacle, retourne observer le paysage par-delà la grande baie vitrée. Moi, j’ai toujours autant la dalle. « C’est chelou que tu sois là à livrer des pizzas si ta daronne est en Angleterre. T’aurais pu rester au pays ». Avec nonchalance, je me penche vers la table basse, pour attraper une autre bouteille de bière que je décapsule dans la foulée. Et j’ajoute, dans un ricanement léger : « Ah, laisse-moi deviner. Ca-ne-me-concerne-pas ».

Il doit être brouillé avec sa daronne. J’ai pas de parents, donc j’sais pas ce que ça fait, mais à chaque fois que je pose la question aux gens, y’a une chance sur deux pour que ce soit un sujet sensible. Il a été un vilain garçon, plus jeune ? Maman est pas très fière de son rejeton ? Enfin, ce rejeton-là a été désiré, au moins, comparé à moi. Je l’observe avec un sourire en coin, d’humeur chafouine, alors que j’attaque ma deuxième bière.

Tu ne bouges pas, mais un clignement d’œil te trahit. Tu ne t’attendais pas forcément à un rire – peut-être plus à un regard mauvais, une insulte bien placée, ou même un gun sorti du néant, pointé immédiatement sur ta tronche. Mais non. Il se contente de finir sa bière avec une descente qui te fait dire qu’il a l’habitude de boire, et pas qu’un peu.

Il fait un peu d’humour, et malgré ta position délicate, tu ne peux qu’apprécier le sarcasme, bien que tu lui retournes son sourire avec une crispation certaine. Ha-ha. Pourtant, tu as l’impression que l’atmosphère se détend, qu’il y a plus de place pour respirer, que tes fesses sur le canapé y sont presque appropriées. Tu suis un instant des yeux le chat qui saute au sol sans un bruit, se désolidarisant de la situation, puis ton regard repart sur l’homme, qui semble plus bavard que ce que tu aurais pu imaginer. Tu hausses les épaules : il n’a pas tort. On t’a souvent demandé la raison de ton départ. La réponse a toujours été vague – parce que tu n’as jamais assumé et tu n’assumeras jamais ta médiocrité.

L’homme répond à ta place, une autre bière à la main. Tu te forces à sourire, lâchant la bouteille des yeux pour les poser sur le visage de l’autre. Tu devines ses interrogations. Effectivement, quoi de mieux que d’essayer d’imaginer la vie du pauvre livreur de pizza pendant cette prise d’otage improvisée ? Sauf qu’il est tombé sur la mauvaise personne : ta vie est d’une fadeur remarquable. Dommage pour lui.

« Je livre pas que des pizzas… » Ta riposte est pathétique. Tu enchaînes sur l’explication. « J’avais l’occasion d’étudier au Japon, donc je l’ai saisie. Et au final, je suis resté. »

Mais tu aurais pu rentrer. Après tes nombreux échecs, tu aurais pu accepter ton destin, ne pas le forcer, et rentrer à la maison, près de ta maman chérie. Elle aurait séché tes larmes, pansé tes plaies. Elle aurait mis du baume sur ton ego. Peut-être que tu te serais adouci, vaincu par la vie. Peut-être que tu serais devenu encore pire que ce que tu es actuellement – personne ne peut le savoir.

Ton téléphone reste muet, pas d’aide du monde extérieur. Mais tu as de moins en moins l’impression que tu vas mourir, ici et maintenant. Alors tu le regardes un instant, pesant le pour et le contre, avant d’ouvrir la bouche de nouveau. « Pourquoi vous avez commencé à faire ce métier ? » La formulation initiale était ‘pourquoi vous tuez des gens ?’ mais elle était sans doute un peu trop maladroite. Sans doute.

Toi aussi, dans ton coin, tu spécules. Pour l'argent. Parce qu'il faisait partie d'une famille qui trempait dans ce genre d'affaires. Parce qu'il devait de l'argent à quelqu'un. Les possibilités sont foisonnantes, et aucune n'est réellement satisfaisante. Tu ne penses même pas qu'il te dira la vérité. Mais ça aura le mérite de faire passer le temps.

Il a l’air de se détendre un brin. Il m’apparaît moins prostré et daigne même répondre à ma question. Je me demande pourquoi il se retrouve à livrer des pizzas s’il est venu là pour les études ; un truc a foiré ? Forcément. Moi aussi, je suis venu à Kobe pour les études. Mais ça commence à faire loin, l’époque où j’étais président du club de musique d’Amai. Tout ça, c’était avant le typhon. En quelle année c’était, déjà ? Je crois que j’avais à peine vingt ans. C’est fou comme un événement peut chambouler une vie humaine au point de l’envoyer à la dérive. Ashton aussi, il dérive. Je veux dire : ça se voit. On les voit, les gens esquintés. De loin. Ils ont un truc dans le regard, mais surtout, quelque chose dans la voix. Pas dans le timbre, ni dans l’intonation, mais plutôt dans la façon de jeter les mots, c’est un truc qu’ils exhalent avec eux, une sorte d’apathie subreptice, en demi-teinte, voilée, noyée dans leur discours.

« C’était quoi, comme études ? J’ai une amie qui est à Amai. Un truc pour les bourgeois. »

J’ai ce sourire sardonique qui ourle la commissure de mes lèvres, « les bourgeois » prononcés avec plus d’une once de dédain. Lui, il me demande ce qui m’a poussé à faire ce métier. C’est bizarre. On m’avait jamais posé la question. Dans le milieu, tout le monde sait qu’on est empêtré dans ce merdier par la force des choses. Que c’est facile d’y mettre un pied mais que c’est pareil à des sables mouvants et qu’on est trop paresseux pour s’en extirper. C’est insidieux. Sournois. C’est tout.

« Bah, ça gagnait bien. Alors j’ai fait un CV et une lettre de motivation, tu vois. », dis-je avec l’aplomb de celui qui déblatère ses conneries avec fierté. De toute façon, c’est pas mon psy, ce type. Alors lui raconter que j’ai l’esprit contusionné ou que je suis ravagé, sans façon. Le seul événement qui me vient en mémoire, c’est ce typhon. Il a juste emporté tout ce que j’avais construit ici. Emporté. Une belle métaphore pour dire que des gens sont morts. Des gens innocents. Des gens que j’aimais, aussi. Parce que pourquoi pas. Quand la vie est une pute, ça sert plus à rien d’avancer à contre-courant. Alors j’ai arrêté. « Ça se fait par étape. On se réveille pas un beau jour en voulant tuer des gens. Au début, y’a des choses qui font qu’on se marginalise. Le fait que je sois un taré doit aider aussi. Et puis on s’habitue à la violence. Au fil du temps, t’es payé pour passer à tabac, faire le garde du corps, et un jour, voilà. On te désigne une cible. Et c’est juste une marche supplémentaire. D’autres questions ? »

Le pli de l’habitude. Une fois qu’on a pris le pli, on peut plus revenir en arrière. Je lui adresse mon éternel sourire d’emmerdeur, un brin goguenard ; la bière a dilué mes envies de meurtre et occupe juste assez mon estomac pour me faire oublier la faim. J’ai presque oublié l’attentat que ce livreur a commis à l’encontre de ma regrettée pizza. Presque.

Soit l'homme est tellement riche qu'il méprise les bourgeois, soit il n'a pas toujours eu le luxe de vivre dans ce genre d'appartements. Peut-être que vous vous ressemblez plus que ce que tu pouvais penser au premier abord. Tu as envie de sourire aussi. Amai est un établissement totalement bourgeois, et tu te demandes comment tu as pu tenir si longtemps là-dedans. Peut-être ne voulais-tu pas décevoir ta mère, qui t’avait laissée partir si loin d’elle. Toujours un fils à maman, quoi que tu fasses, hein ?

Tu hausses les épaules en réponse à Logan. « Des études pour être prof d’anglais ici. » Parce que ça paie bien, d’enseigner l’anglais au Japon, et que tu as toujours été attiré par le gain financier. Et que tu ne savais pas quoi faire d’autre. Tu gardes pour toi le fait que tu n’aies pas réussi à tenir. Que tu n’as pas eu ton diplôme, que tu t’es dit que peut-être que c’était pas ta voie, que tu es alors parti en sociologie mais que la charge de travail n’était pas plus légère sur tes épaules trop frêles, et que tu as erré encore un an comme ça avant d’abandonner tout projet d’études supérieures pour te consacrer à des petits boulots à plein temps, parce que survivre était devenu l’objectif principal, tes économies s’envolant au gré du temps.

L’autre répond à ta question et tu te dis que si tu en avais un peu plus à carrer, tu aurais envie de lui foutre un pain dans la tête, mais que dans l’apathie du quotidien, il te fait un peu marrer. Puis, un peu moins, avec ce qu’il sort. C’est trop sérieux, un peu sombre pour une simple soirée à livrer des pizzas, mais tu acceptes sa réponse qui est bien plus sincère que ce à quoi tu t’attendais. Tu secoues la tête, satisfait. Pas d’autres questions, non. Son sourire t’agace toujours, mais tu te dis que tu ne le reverras plus de ta vie, alors tu passes outre, regardant de nouveau l’écran de ton téléphone, désespérément vide. « Au final, tant que ça paie bien » tu dis à mi-voix dans le calme de l’appartement aux plafonds plus haut que tu ne les auras jamais.

Tu ne saurais imaginer les horreurs que l’homme assis en face de toi a commises, mais qui es-tu pour juger ? Un simple livreur de pizza, un libraire à la chemise blanche bien boutonnée, un professeur particulier à tes heures perdues. Tu n’es rien, tu n’oses rien, tu te complais dans ta misère. Tu trompes l’ennui avec des personnes que tu ne recroiseras pas, tu fumes comme si tu voulais crever demain, tu dilapides tes économies au lieu d’aller rendre visite plus souvent à ta mère. Mais c’est comme ça, on ne t’en veut pas : certaines causes sont perdues, certaines pommes sont pourries jusqu’au trognon, certains hommes sont trop lâches pour faire quoi que ce soit d’autre de leur vie.

Puis, un message faisant vibrer le téléphone dans ta main. Tu relèves la tête, laissant l’ébauche d’un sourire étirer tes lèvres. « La pizza est en chemin. » Cette prise d'otage improvisée aura donc bien une fin heureuse.

Des études. J’ai un sourire en pensant aux miennes, avortées. Pas étonnant. Je veux dire : je suis le profil type des personnalités marquées par une certaine instabilité, celles pour lesquelles une routine rigoureuse de petit universitaire ne convient pas. Certes, je m’en accommodais bien, résolument content de fuir Londres pour autre chose. Je m’étais dit que j’arrêterais mes conneries, que je pouvais pas donner raison à la gérante du foyer, persuadée de perdre son précieux temps à s’occuper de futurs délinquants. Elle nous voyait déjà rejoindre les abords des ponts et maugréait une inexorable logorrhée à propos des anomalies qu’on était ; des ratés, des laissés pour compte, des bons à rien. Elle a tiré une sacrée tronche quand elle a appris pour mon admission à Amai. Finalement, j’ai lâché prise. J’ai tout raté. Un bon à rien.

« Tant que ça paie bien », me répond-il comme un curieux écho à mes pensées, et je ricane de nouveau. « Ouais, on va pas s’en plaindre », mais à choisir, j’aurais préféré faire dans la criminalité à col blanc. Nous, les rats d’Inazami et Aono, les petits chefs de rien du tout, on s’applique à rester là où se trouve notre place : dans la pénombre. Je suis certain qu’il y a des abrutis qui se pensent puissants. Qu’ils soient yakuzas ou criminels esseulés. Ils se ravissent de leur piètre royaume. Mais la vérité, c’est qu’on est juste la lie de l’humanité. À la fois méprisés par les citoyens, ceux que nous aimons appeler les moutons, certainement pour nous rassurer, et par ceux qui détiennent réellement le pouvoir. Nous, on ne vaut rien. On se cache. On a rien compris. On ne comprendra jamais. Le pouvoir, c’est pas ça. Si j’avais été moins con, j’aurais continué mes études.

Enfin la précieuse pizza est en chemin, et je recouvre complètement ma bonne humeur. Je me lève, impatient, et la bière dérisoire que je viens de boire, qui s’est échouée dans un estomac vide et dans un corps exténué après quelques heures de sport, me fait voir trouble un instant. « Je crève la dalle ! », je lance en m’étirant, avant d’adresser un regard à Ashton en me demandant ce qu’il fout là. Ah oui. Je l’ai pris en otage. Qu’est-ce que je peux être chafouin, parfois ! « Oh. » Comme frappé par une illumination, je me dirige vers le buffet en bois de cerisier — je suis pas allé vérifier mais je crois l'agent immobilier sur parole —, où je détache un post-it jaune. J’y griffonne mon numéro de téléphone pro, réservé à ceux qui connaissent mes activités officieuses. Plie le post-it. Fais volte-face, et le tends finalement au livreur. « Au cas où. J’peux te dépanner si t’as besoin de casser la gueule à quelqu’un, ou bien si tu veux un coup de pied au cul pour plus ressembler à un phasme. Je t’aurais bien proposé mes services en matière d’homicide, mais c’est pas quelque chose qu’on peut acheter avec une pizza. Tu peux aussi te torcher avec, mais je suis pas certain que la surface de ce post-it soit suffisante pour couvrir celle de ton séant. »