Contrairement à ce qu'elle avait pensé, les tatouages de Kondo-san n'étaient pas des marques tribales de gangster ou de motard. Cela dit, ils avaient cela de commun avec ces derniers qu'ils racontaient une histoire et possédaient une sorte d'aura, de force mystique. Il y avait ce lien étrange que le porteur entretenait avec son tatouage. De l'âme faite encre, coagulée en image résiduelle du passé. Sur la peau.

Alors Kondo-san se livra et c'était comme si un démon livrait son véritable nom. La musique festive, au loin, s'effaçait. Une ocre de crépuscule, mélancolique et terrible et belle, les peignait avec la force d'un instant en suspens. Les vagues semblaient se calmer et le monde retenir son souffle, discrètement. Le bégayement se chargeait d'un sens tout à fait différent ; étrange, il devenait touchant. Les engrenages, les flammes et le mot 'death' devenait soudain autant de reliques et talismans. Ils illustraient le récit simple, sans fausse pudeur, que faisait leur porteur. L'addiction, l'amour, la perte, le deuil... Le remord ?

Il était trop difficile de démêler l'imbroglio d'émotions et de souvenirs cauchemardesques qui émanait de Kondo-san. D'autant qu'Aoi devait composer avec les siennes. Heureusement qu'ils étaient à l'eau et que ses yeux étaient déjà rouges. Elle n'osait parler, de peur de montrer les sanglots dans sa voix. Il y avait tellement de choses fortes dans l'air ; ça semblait infuser dans la mer comme du thé. Et elle le savait : lorsqu'on était pris dans la tourmente des émotions, céder une larme, c'était céder l'océan.

Elle se sentait un peu gênée. Elle aurait voulu l'enlacer, pour lui apporter un peu de réconfort. Lui tapoter le dos et dire 'Là, là...'. Elle aurait voulu dire qu'il n'y avait aucun chagrin qu'une troisième part de melon ne saurait résoudre. Mais c'eût été un mensonge ; et ils étaient deux idiots en équilibre précaire sur des planches de surf qu'ils ne savaient pas utiliser correctement : impossible d'effectuer un câlin de réconfort en bonne et due forme.

Au bout d'un moment, elle se rendit compte qu'une larme - de ses yeux ou de la mer - la gênait depuis un moment, et que c'était le signe qu'il fallait dire quelque chose. Comme il est notoirement impossible de trouver ses mots face à la mort et que les règles de courtoisie avaient eu la délicatesse de parer à cette tare humaine et inventant une formule de politesse pour chaque occasion, Aoi allait effectuer une révérence ô combien solennelle et présenter des condoléances ô combien sincères... Jusqu'à ce qu'elle reçoive une gerbe d'eau au visage.

« お悔やみblblbl… »

La surprise fut de taille et le seul réflexe qui se présenta à son corps fut de se pencher en arrière. Battant vainement des bras pour s'envoler parmi les mouettes, elle eut tout juste le temps de voir Kondo-san couler d'une improbable façon dans la manoeuvre, ce qui donna instantanément à Aoi l'envie de rire et lui rappela son attitude maladroite face à la mamie. Elle finit par plonger en arrière pour se retourner, une nouvelle salve d'iode à l'assaut de son nez. Heureusement, elle était reliée à sa planche par un cordon de sécurité et n'eut aucun mal à la retrouver.

De retour à la surface (mais pour combien de temps ?), elle laissa ses bras reposer sur le surf et toussa un instant en retrouvant son souffle. Ce qui était plus facile à dire qu'à faire quand on riait. La mer nippone charriait son lot de reflets coruscants du soleil qui étaient tout autant de paillettes dorées dansant pour leurs yeux embués d'embruns, de mélancolies et de rires. Aoi regarda le visage de Kondo-san, comme si elle venait véritablement de faire sa rencontre. Puis, d'un air convaincu :

« J'ai bien réfléchi et j'ai décidé que tu as sans aucun doute été un super grand frère. »

Kondo-san lui dit au revoir. Ou peut-être adieux ? Après tout, il avait débarqué si vite, alors, pourquoi ne pas partir de la même façon. Deux étrangers se croisant, des fils de destins qui partiraient dans des directions parallèles sinon opposées. Aoi eut un instant le vertige de la vie et du vide, se disant qu'elle repenserait à lui un jour, dans un an ou dix ; qu'elle se demanderait ce qu'il serait devenu ; s'il avait retrouvé sa sœur et sous quelle forme.

Un peu plus loin, le concert battait son plein. C'était le moment idéal pour s'y rendre : le soleil commençait à disparaître, laissant place aux jeux de lumières de la scène. Les gens dansaient ; petits et grands, ils profitaient de la vie. Mais il y avait ce garçon triste qui avait perdu quelqu'un qu'il aimait et qui partait, silhouette sombre et rose de taille décroissante comme un sucre oublié dans un verre d'eau gazeuse. Aoi eut un petit pincement au coeur. Elle ne pensait plus aux tronçonneuses de serial killer ou aux katana de yakuza. Seulement à ce qu'on pouvait ressentir quand on était à l'écart de la fête et du bonheur. Elle pensait à ce qu'on pouvait ressentir pour s'en mettre à l'écart volontairement. Alors elle agit, comme de coutume, selon l'impulsion brouillonne de son petit cœur tout mou.

« HEY ! cria-t-elle, alors que Kondo-san était déjà près de quitter la plage. MON STAND EST PRES DU PRESSING ! J'Y SUIS LE SAMEDI MATIN ! »

Peut-être qu'un jour elle aurait la chance de voir le mot 'life' tatoué sur lui. Alors cela voudrait sans doute dire quelque chose.

Oui, cela voudrait dire quelque chose.