Oh misère, ce verre est clairement de trop. Ta tête est en train de te tuer, tu as l’impression qu’un marteau tape à répétition dedans. Au moins, le marteau anéantit toute tentative pour toi de penser. Tu es obligée de te concentrer comme tu ne l’as jamais fait pour pouvoir comprendre ce que ton interlocuteur te dit – et en plus, tu dois faire de ton mieux pour ne pas que tu aies l’air complètement à l’ouest. Lui, venir ? Au bar ?

« Pitié non. »

Tu ne réfléchis même plus et sors ce que tu penses à haute voix. Tu ne veux vraiment pas qu’on te rappelle cette soirée, surtout sur ton lieu de travail où la plupart des tes collègues en savent peu sur toi à part que tu es un peu silencieuse mais sympa. Ah, maintenant, tu réalises que Daishi en sait plus sur toi en une soirée que tes collègues en ? Ça fait combien de temps que tu es au Japon maintenant ? Tu as oublié. Ce n’est vraiment pas une bonne nouvelle, qu’il sache ça. Tu te réconfortes en te souvenant qu’il ne connaît pas ton nom – mais s’il sait où tu travailles, ça complique un peu la chose. Ah merde, tu parles vraiment trop.

« Je croyais que j’étais pas ton type. Je suis pratiquement sûre que ma copine hésitera pas à te casser la gueule si tu te ramènes. »

Ahh oui, tu avais oublié que tu avais une copine. Tu décides de prétendre qu’elle existe le temps que tu redescendes sur Terre. Ce n’est pas compliqué de l’imaginer, tu n’as qu’à penser à cette fille qui a vécu quelques mois l’appartement en face du tien. Vous avez peu discuté et elle n’est pas restée pour une raison que tu ignores, mais tu aurais bien aimé qu’elle te propose un rencard, à l’époque. C’était quoi son nom déjà ? Tu ne sais plus – tu aimes bien le prénom Alice, alors elle s’appelle Alice. Tu aimerais bien que Daishi disparaisse de la surface de la Terre pour que tu puisses imaginer une vie avec Alice.

Le verre est fort. Un peu trop fort pour toi. Où est passée la voix de la sagesse qui sait quand t’arrêter ? Peut-être que tu l’as pris juste pour contrarier l’influenceur. Il n’y a plus aucune voix qui résonne, juste le bruit du marteau qui tape, il essaie peut-être de briser ton crâne. Il faut que tu te concentres pour faire semblant de t’intéresser au fait que l’emploi du temps de ton interlocuteur est chargé. Tu murmures un « tant mieux » - pour essayer de ne pas mettre en évidence ton rejet évident face à sa visite.

« Fais ce que tu veux de ton emploi du temps. C’est pas un flex de pas avoir de temps libre pour soi. Et le proprio s’en fiche de faire des vues. On a pas besoin de ça pour marcher. »  

Tu reprends une gorgée en sachant pertinemment que ton cerveau est sur le point de crier à l’aide. Est-ce que tu vas vraiment faire un coma éthylique ? Même si ton crâne est en train de te torturer, tu as l’impression que c’est impossible de te tuer. Sinon tu serais sûrement déjà morte. Tes yeux vitreux regardent silencieusement le verre en face de toi. C’est impossible que tu le finisses. Tu n’auras qu’à feinter un message d’une amie – tu sais que si tu envoies un simple « S.O.S », tu recevra un appel pour te sortir de ce bourbier. Tu sors ton téléphone et baisses la luminosité au maximum pour envoyer cet appel à l’aide sous les yeux de Daishi. Ce n’est pas comme s’il voyait ce qu’il se passait sur ton téléphone, et tu ne lui dois rien. Tu hésites même à bloquer tous ses réseaux sociaux pour ne pas à le revoir accidentellement.

Est-ce qu’Alice travaille avec toi ? Hmm… Probablement pas. Tu préfères rentrer chez toi pour être accueillie par ton ou ta partenaire après une longue journée de travail que d’être à ses côtés toute la journée, ça rend le moment plus spécial. Et puis, tu ne peux t’empêcher de penser à la possibilité de la rupture – vous devriez continuer à vous voir presque tous les jours après ça ? Quelle angoisse… Daishi semble bien intéressé par cette information – est-ce qu’il va vérifier si tu as bien une petite amie ? C’est ridicule – bien sûr que oui. Impossible que quelqu’un comme toi soit célibataire, non ? Ce n’est pas comme si tu étais ultra désagréable à ce moment précis.

Tu es tellement agréable que ta remarque sur son temps libre a l’air de l’avoir bien irrité. Pourquoi ? Il s’énerve bien vite, lui aussi. Tu vas mettre ça sur le dos de l’alcool. Il se met à parler d’argent et de business, oh bordel… Tu es trop fatiguée pour comprendre un seul mot de ce qu’il dit, alors tu l’ignores et commences à bloquer un par un chacun de ses comptes, en attendant une réponse de ton amie. Elle envoie un simple emoji pour te prévenir qu’elle est sur la route. Ah, tu vas enfin être libérée, il était temps.

« Eh bah, ça en fait des mots… »

Tu ne dis rien d’autre, puisqu’il semble sur le point de partir. Il a laissé un fond de son verre, visiblement. Une partie de toi veut le finir, tandis que l’autre a encore assez d’emprise sur toi pour te forcer à rester scotché à ton téléphone – tu parcours difficilement Twitter, le marteau à l’arrière de ton crâne semble bien apprécier la lumière bleue de ton portable, peut-être que tu vas pouvoir te la péter que tu t’es prise la tête avec un mec super connu.

Fort heureusement, ton amie arrive très rapidement et elle se précipite vers toi – pour voir ton état un peu pathétique et t’engueuler, mais tu n’entends pas grand-chose. Elle te force à te lever et tu manques de glisser sur le sol (avec un peu de chance, tu te serais cognée la tête la première contre la table ou quelque chose comme ça et tu serais morte sur le coup) mais elle te rattrape et t’emmène difficilement dans sa voiture.

« Ahh, Alice, merci pour les travaux... »

Apparemment, le nom de ton amie n’est pas Alice, mais tu aimes prétendre que si. Tu ne sais pas si Daishi est encore là ou s’il est parti, mais juste avant de rentrer dans la voiture, tu embrasses Alice sur la joue juste pour faire croire que, en la remerciant à nouveau. De toute façon il ne viendra sûrement jamais au bar, tu ne sais pas pourquoi tu forces avec ta copine, sûrement parce que dans le meilleur des mondes tu en as une. Ah, demain sera vraiment compliqué, mais pour l’instant, tu as une copine, donc ce n’est pas si mal.