Les journées semblent étrangement longues en automne,  le temps s’étire et déjà le Soleil se couche, mais ce n’est pas encore l’heure de rentrer, pas encore l’heure de se coucher, il est encore si tôt, et on a toute la vie devant soi avant de rejoindre les bras de Morphée. La nuit n’est rien, devant la lumière des gens. Elle les illumine de l’intérieur, et, cheminant dans les rues à demi-désertes, Kate se réchauffe de leur chaleur. Malgré tout, elle marche vite, se hâte pour arriver à destination.

Depuis ces tragiques attentats, les rues d’Uzume sont moins remplies. Ça brise le cœur et ça fait frémir, c’est comme si le cœur de la ville s’était fait engloutir par un océan de noirceur et de peur. Cependant, il ne s’est pas arrêté de battre, il fonctionne seulement au ralenti. Les gens ne sont que de passage, mais les restaurants et bars sont toujours ouverts. Moins fréquentés, mais toujours là, accueillant habitués et braves exploreurs nocturnes, laissant la chaleur et la lumière diffuser à travers les vitres, éclairant les rues à leur manière.

Caitriona pousse la porte du pub et elle sent sa gorge se nouer légèrement alors qu’elle se glisse à l’intérieur. Des habitués la saluent d’un petit mot ou d’un signe de la tête, et elle leur répond d’un joli sourire, agitant sa main, avant de se diriger vers le comptoir. Son cœur se gonfle un peu, voir autant de monde regroupé dans l’endroit qui lui rappelle tant son pays natal lui donne à la fois une certaine anxiété mais également une félicité qu’elle ne saurait expliquer que par la nostalgie de cette atmosphère chaleureuse et typiquement irlandaise. Parce que déjà, le japonais a quitté toutes les bouches et on entend des mots anglais ou gaéliques fuser de toute part, et ça rend heureux, et ça fait tourner un peu la tête, mais c’est ça, la magie de cette endroit, c’est ça, la raison pour laquelle elle vient aussi souvent ici.

L’homme de l’autre côté du comptoir l’accueille d’un retentissant « Dia dhuit, Caitriona, dia dhuit! ». Elle laisse échapper un rire et lui répond de son gaélique approximatif : « Dia is Muire dhuit. » Après un court échange de formalités, Caitriona lui demande un blackcurrant. L’habituel « sans alcool ? » se voit répondre un « bien entendu ! », accompagné d’une demande de remplacer l’eau par de la limonade. La demoiselle n’a pas encore l’âge de boire, ici au Japon, tandis qu’en Irlande, elle aurait déjà pu s’offrir un bon nombre de pintes et d’autres boissons alcoolisées en tout genre. Plus que quelques mois, se répète-t-elle. Mais il ne faut pas se presser, la vie mérite qu’on prenne son temps. Elle récupère son verre, d’un joli pourpre, et va s’installer à une petite table non loin de là.

Elle ne trempe pas ses lèvres dans le liquide pétillant, pas encore, elle attend. Elle aime observer, les avant-bras sur la table, le dos légèrement voûté, et les yeux se baladant dans la salle et passant d’une personne à une autre, ne se posant jamais très longtemps, préférant aller et venir sur une personne comme pour récolter des détails en plus à chaque fois, d’un coup d’œil un peu plus précis à chaque passage. Elle finit par se perdre dans ses pensées et se réinstalle confortablement dans sa chaise, le dos contre le dossier, les mains pianotant sur la table, les jambes croisées. Sa boisson continue de faire des bulles qui éclatent à la surface du liquide, mais elle n’y prête pas attention.

A quoi pense-t-elle ? Les yeux dans le vide, elle se repasse sa journée en détail, comme à chaque fois. Les gens qu’elle rencontre, les paroles qu’elle échange – ou du moins, ce dont elle se souvient -, les choses qu’elle remarque. Le bruit ambiant ne la dérange pas, au contraire, il lui permet de se concentrer sur elle-même, formant presque un cocon autour d’elle. Le gaélique irlandais mélangé à l’anglais est comme une jolie mélodie pour elle, et la replonge dans ses souvenirs. Un léger sourire vient étirer ses lèvres alors qu’elle se dit qu’elle devrait appeler ses amis, restés dans leur pays, mais elle n’a pas le temps d’y penser plus longuement que des mots la tirent de ses pensées. Des mots incongrus, au milieu de ce pub irlandais. Du japonais.

Elle cligne des yeux et les lève sur la personne qui vient de les prononcer. Des traits asiatiques, on ne s’y tromperait pas, mais quelque chose chatouille l’esprit de Caitriona sans qu’elle ne puisse mettre le doigt dessus. Elle se contente alors de sourire, un peu timidement, à l’inconnu qui vient de lui poser cette question qu’elle aurait tout de suite placé dans la catégorie « drague, à immédiatement éviter » si l’intonation même de sa voix ne lui avait pas mis la puce à l’oreille.

« Oui, totalement seule. Une jeune fille au milieu d’un pub irlandais rempli d’hommes, c’est un tableau qui devrait inquiéter ? »

Un sourire amusé ourle ses lèvres. Elle fait un geste pour désigner la chaise en face d’elle, décroisant les jambes et se redressant.

« Tu veux t’asseoir ? »

Elle est totalement détendue, et malgré le fait que quelqu’un soit venu la déranger durant son voyage sur la mer de ses pensées, elle est totalement encline à la discussion. Surtout si la personne semble aussi intéressante. Comment dire… un charme certain se dégage du jeune homme, aussi bien que par son regard, souligné d’un joli trait de crayon, que par tout le reste de son être, de ses cheveux à ses habits, en passant par ses piercings.  

Etrange. Elle a cru voir une expression irritée passer sur le visage du jeune homme, mais il finit par acquiescer et tirer la chaise. Elle ne le quitte pas du regard, elle est curieuse, trop curieuse, il a attiré son attention. Elle a haussé les sourcils un bref moment à ce qu’il a dit auparavant, le « je n’ai rien de mieux à faire », qui n’est pas bien flatteur pour la personne à qui sont adressées les paroles, mais que Caitriona ne relève pas. Pas encore.

Il s’installe et la jeune femme ne peut s’empêcher d’essayer de deviner qui il est, d’où il vient, pourquoi il a choisi un endroit pareil pour passer sa soirée. La façon dont il se tient la pousse à se dire qu’il vient sans doute d’un milieu distingué, ou du moins, qu’il a reçu une éducation et a grandi dans un milieu qui ont permis cette attitude quasi princière. Malgré tout, il semble presque à sa place dans cet environnement. Son corps paraît relâché, et toute tension semble avoir disparu de son visage, il regarde autour de lui et écoute. Plus qu’écouter, il semble comprendre. Elle n’a pas le temps de se demander pourquoi qu’il tourne la tête vers elle et lui lâche son prénom.

Elle le fixe et sourit. Elle comprend enfin ce qui l’avait interpellée, lorsqu’elle avait pour la première fois découvert son visage. Ses traits ne sont pas si nippons que ça, non, pour la simple raison que le jeune homme est d’origine coréenne plutôt que japonaise. Enfin, c’est ce qu’elle suppose, d’après le prénom typique qu’il vient de lui révéler. Elle hoche la tête.

« Enchantée, moi c’est Kate. »

Elle le voit l’inspecter – chacun son tour – mais son regard descend plutôt sur ce qui est posé sur la table, devant elle, et il l’interroge sur ce qu’elle a commandé. Les mots qui sortent, cette fois, sont en anglais, avec un accent franchement correct. Les yeux de l’Irlandaise pétillent joyeusement et elle repasse en anglais à son tour.

« C’est du sirop de cassis avec de la limonade. Ce genre de sirop, on peut en mettre dans toutes les boissons, ils adorent en mélanger avec de l’alcool. »

Elle a un sourire amusé alors qu’elle se remémore la fois où son père avait laissé son verre au liquide pourpre sans surveillance et que la petite Caitriona, émerveillée par la couleur profonde, en avait bu plus que la moitié avant que son père ne revienne et lui reprenne le breuvage des mains, trop tard cependant, le mal était fait : le cidre au Blackcurrant venait d’enivrer la gamine, désormais surexcitée. Elle ne s’en rappelle pas elle-même, mais l’histoire revenait à chaque repas de famille, avec en prime le don de conteur du père de Kate.

Elle amène le verre à sa bouche et y trempe les lèvres, se les lèche en laissant la saveur activer ses récepteurs gustatifs, puis en prend une franche gorgée, souriant devant ce « goût d’Irlande ». Elle le voit taper rapidement sur son téléphone, mais elle ne dit rien, ça ne la dérange pas de toute façon. Ils ne sont pas là pour forcément faire ami-ami, ce n’est pas le but de la soirée. Elle est cependant heureuse de ne pas la passer seule : bien que grande adepte de la solitude volontaire, elle adore pouvoir se lier avec des gens si différents d’elle, en savoir plus sur eux.

« Tu as vécu en Irlande, alors ? Ou c’est que c’était des amis irlandais ici ? »

Elle se dit que s’il avait vécu en Irlande, il aurait au moins un léger accent de là-bas. Et là, à moins qu’elle ne soit pas très attentive, Kate n’en perçoit pas. Par contre, aussi bien en japonais qu’en anglais, il y a quelque chose qui est si différent des natifs nippons. Il parle bien, mais…

Elle fait enfin la connexion. Bien sûr, bien sûr, il est coréen, il a donc un accent coréen. Elle reprend une gorgée. Ça ne carbure pas fort, là-haut. Ce n’est pas grave, c’est la fin de la journée, il faut laisser son esprit dériver, ne pas le contrôler, ne pas le forcer. Et juste, se laisser porter par ce que la vie nous offre.

« Ça fait longtemps que tu es au Japon ? »

Son regard vert est de retour, inspectant chaque expression, chaque carré de peau. Curiosité enfantine, elle veut juste tout savoir.
 

Il est donc bien coréen, elle ne s’était pas trompée. Elle sourit à son explication, se dit brièvement qu’elle aimerait bien rencontrer cet ami, mais se rend compte que ledit Irlandais pourrait se trouver n’importe où sur cette planète. Les yeux de la jeune fille se déplacent du visage de son interlocuteur à la pinte qui se soulève jusqu’à ses lèvres. Elle ne sait pas quoi penser de lui, depuis ces dernières minutes de discussion tranquille.

Il lui donne une impression de délicatesse et de calme qui apaise son âme impétueuse, et son air détaché donne à la fois envie de le laisser tranquille et de lui poser mille et une questions pour en savoir plus sur lui. Caitriona en est sûre : il y a des choses qu’il cache derrière cette façade. Tout le monde a des choses à cacher. Néanmoins, la jeune fille n’aura pas l’indécence de fourrer son nez là où ça ne la regarde pas, parce que malgré son caractère toujours un peu enfantin, elle a appris au fil des ans qu’il n’est pas bon d’être indiscret. Et puis, elle essaie d’appliquer cette règle de « conduis-toi avec les autres comme tu aimerais qu’ils se conduisent avec toi ». Alors, pas de curiosité mal placée.

Leurs yeux se rencontrent de nouveau tandis qu’il répond à sa deuxième question, et elle sourit alors qu’il la lui retourne. Pas si laconique que ça, au final. La conversation se fait, lentement mais sûrement, alors Kate reprend une gorgée de sa boisson, une lueur victorieuse au fond du regard. Min-Jun n’a pas l’occasion de l’apercevoir, interpellé par le bruit venant d’un groupe un peu tapageux. Caitriona suit son regard et elle lâche un petit rire alors que son interlocuteur la questionne du regard.

« T’en fais pas, ils sont toujours un peu bruyants lorsqu’ils ont bu. C’est des habitués, ils se sentent comme chez eux, alors ils chantent, ils débattent… Rien de bien méchant. Ça a fini une ou deux fois en bagarre, mais c’est vite réglé sans trop de dégâts. Dans le pire des cas, je te protègerai ! »

Elle lui lance un regard malicieux et rigole de nouveau. Elle se rend compte qu’elle ne lui a toujours pas répondu, alors elle trempe ses lèvres dans la limonade pourpre, une expression joyeuse sur son visage d’enfant, avant de reposer le verre sur la table tachée de bière et plonger son regard vert dans celui brun du Coréen.

« Ça fait deux ans que je suis ici… je crois ? Oui, déjà. Ça fait bizarre, haha ! Mes parents m’ont envoyée ici parce que Amai est une académie super réputée, et ils voulaient le meilleur pour moi. J’ai pas eu mon mot à dire et je me suis retrouvée catapultée dans un pays dont je connaissais rien, pas même la langue… Mais j'ai survécu ! »

Elle en rit, à présent, mais elle n’oublie pas que les premiers jours, les premières semaines, étaient horribles. Comme une plante à qui on aurait coupé les racines, elle se retrouvait livrée à elle-même, ou presque, dans ce monde inconnu, avec ces visages étrangers et une langue qu’elle n’arrivait pas à plier à ses désirs. Depuis, elle va mieux. Elle s’est adaptée, a fait des efforts, et a fini par adorer Kobe.

« En parlant de langue, je suis heureuse de parler anglais avec toi ! Ça fait du bien. »

Elle lui sourit, d’une joie sincère.

« Du coup, tu as appris l’anglais avec ton meilleur ami ? Il est où, maintenant ? Ici, au Japon ? Ou en encore Corée ? »

Elle croise les doigts pour que ça ne soit pas un sujet sensible, sirotant sa limonade en lançant quelques regards autour d’elle, le cœur rempli d’amour pour ces grands gaillards irlandais, pour ces femmes dont le gaélique fait office de mélodie aux oreilles de chacun, pour tous ces gens, originaires d’un même pays, réunis dans ce modeste pub. Rien que pour passer du bon temps, dans une atmosphère familière. C’est parfois difficile, d’être loin de là où on a grandi.
 

Elle écoute et hoche la tête, sirotant sa limonade. Caitriona sait écouter. Vraiment écouter, et pas seulement attendre que la personne en face ait fini de parler pour reprendre la parole. Ses yeux fouillant le visage de son interlocuteur, elle enregistre les mots, en oublie certains mais intègre toujours une grande partie des informations qu’on lui offre. On oublie parfois cette manière qu’elle a de s’immerger complètement dans le récit de quelqu’un lorsqu’on la voit babiller avec insouciance, mais Kate est là, et elle écoute.

Un sourire étire ses lèvres lorsqu’elle apprend que ledit meilleur ami est au Japon, avec Min-Jun, sourire qui se fend en un éclat de rire à la remarque du jeune homme. Elle n’a pas attendu qu’il lui dise que c’était faux, elle a juste laissé ce rire joyeux et amusé sortir d’elle, sans réfléchir. Ça fait du bien de ne pas trop réfléchir, parfois, surtout lorsque la personne en face a l’air de trop le faire. Posé et calme. C’était ce que Caitriona paraissait être avant qu’il ne vienne lui parler, d’ailleurs. C’est drôle, comme elle s’anime lorsqu’elle interagit avec quelqu’un.

« J’avais deviné, j’avais deviné. Ou en tout cas, j’espérais que ce n’était pas vrai. Pour la boisson… »

Son regard flotte sur la pinte de Min-Jun. Plusieurs propositions lui viennent en tête mais elle se doit de lui en partager une digne de ce nom. Digne de son pays. Mais au final, tout est bon alors elle lui balance tout ce qui lui traverse l'esprit.

« Je viens de Cork, donc je te conseillerais la Smithwick’s, mais je crois pas qu’ils l’aient ici… C’est aussi de la bière, mais rousse. Le cidre est plutôt fameux aussi, si tu veux continuer sur du pétillant. Sinon, mes parents boivent du whiskey, mais je me rappelle plus lequel… Ils sont tous bons, je suppose. Mais je sais pas si t’es dans le mood pour un alcool fort. Après, si tu aimes le café, y’a le Irish Coffee ou le Bailey’s, mais ça se boit généralement en fin de repas. »

Elle s’arrête enfin de parler. Sa boisson est elle aussi presque terminée alors elle se demande ce qu’elle boira ensuite, mais son attention se voit de nouveau accaparée par Min-Jun. Sa remarque la fait sourire et elle rigole doucement, secouant la tête. Ses cheveux, négligemment attachés en un half-bun, volettent autour de son visage.

« On pourra en chercher ensemble. Ça serait une quête intéressante ! »

La proposition est sortie sans concertation préalable. Mais pas de regret, non. Elle n’a pas encore confiance en Min-Jun, mais pas besoin de confiance pour se mettre à la recherche d’un établissement coréen ensemble et d’y manger un bout si l’occasion se propose. En parlant de nourriture…

« Tu as déjà mangé ? Ils servent un bon fish and chips ici, et quand je dis bon, c’est extraordinaire, savoureux, quasiment le même qu’en Europe ! »

Son regard croise le sien et elle lui sourit, pétillante.
 

« J’ai déjà goûté de tout, mais je n’ai pas tout apprécié. »

Pas très légal, tout ça, mais passons.
Elle sourit à son trouble certain devant le plat qu’elle venait d’évoquer. Ça l’étonne un peu qu’il n’en ait jamais entendu parler car elle a grandi avec ce plat et l’a toujours adoré, mais son expression laisse deviner qu’elle est heureuse de faire goûter quelque chose à Min-Jun. Ça lui fait drôlement plaisir, qu’il lui demande son avis et qu’il la consulte sur ce qu’il y a à boire, ce qu’il y a à manger. La fierté patriotique débarque au galop dans son cœur et fait sonner les trompettes, l’emplissant de contentement. C’est si simple de la rendre heureuse, la Caitriona.

Elle hoche la tête à sa proposition. C’est gentil de sa part, surtout qu’ils ne se connaissent pas. L’espace d’un instant, elle se demande si elle se fait draguer par le jeune homme, mais son instinct lui dit que non. Elle ne ressent aucune impression de ce genre – même si elle n’est pas forcément fiable, car parfois assez oblivious malgré ses sens aiguisés en relations humaines.
Au serveur qui arrive, elle commande un fish and chips et lui demande une limonade classique. C’est de cette façon qu’elle a toujours mangé ce plat : avec cette boisson spécifique. Le parfum de son enfance commence à se répandre doucement dans le bar et elle sourit en rivant les yeux sur Min-Jun. Les tables ne sont pas grandes, mais elle a quand même les avant-bras appuyés contre le rebord pour pouvoir se pencher un peu vers son interlocuteur, le tout dans le but d’éviter de devoir hurler pour s’entendre. En effet, au fur et à mesure que la soirée avance, le bruit se fait progressivement plus fort, il gonfle joyeusement.

« Je n’ai pas encore atteint l’âge légal au Japon, malheureusement ! »

Elle rigole. Le « malheureusement » vient du cœur. Cependant, lors des fêtes étudiantes qui se font avec des gens plus âgés de quelques années, elle a l’occasion de s’enivrer un peu. Parfois, elle est assez sobre pour revenir en douce à Amai et se faufiler jusqu'au dortoir, parfois elle doit rester dormir sur place, même si ça ne l’arrange pas. Enfin, la sécurité avant tout !

« Cependant, je suis sûre que tu peux m’en filer si on est assez discret, lui glisse-t-elle avec un nouveau rire. Je chercherai sur internet, sinon. Pour le restaurant coréen, je veux dire. La plupart des établissements sont enregistrés sur des sites, c’est plus pratique. »

La magie du net, les bienfaits de la technologique.

Les yeux de Caitriona s’attardent sur le paysage humain derrière le jeune homme, comme s’ils s’imprégnaient de la vie qui s’en dégageait. Elle a dépassé le stade « mal du pays » mais parfois, une douce amertume vient se déposer sur sa langue et elle déglutit avec difficulté sans pouvoir retirer cette tenace nostalgie de son corps et de son être. Ce soir aurait pu être un de ces moments de mélancolie, qui lui aurait assombri l’esprit et gâché le moral, mais Min-Jun est arrivé.
Son regard quitte la profondeur du champ de vision pour revenir sur le jeune homme, qu’elle ne peut s’empêcher d’examiner. Encore une rencontre qu’elle s’empressera de reproduire au crayon dans son carnet ou sur une simple feuille volante, attrapée au hasard.

« C’est quoi les spécialités culinaires en Corée ? Tu sais en cuisiner ou pas ? Moi je suis nulle. Et au fait, c’est quoi le soju ? »

Elle se remet à babiller. Le bouton off est cassé, ce n’est pas de sa faute, c’est un problème technique qui date de sa naissance. Ses parents lui racontaient que même bébé, elle essayait de communiquer et gazouillait sans arrêt. Et ils lui répondaient, complètement gagas. Depuis, elle n’a pas changé : elle aime blablater sans trop réfléchir, mais s’épuise si la conversation ne tourne qu’autour d’elle. Elle aime le dialogue, même si elle a tendance à sortir un nombre de mots à la minute assez impressionnant, surtout lorsqu’elle parle en anglais. Le japonais est une langue rapide mais elle ne le maîtrise pas à la perfection, alors son débit de paroles est atténué, mais ses questions sont quand même comparables à des tirs de mitrailleuse pour ceux qui ne la connaissaient pas.

« C’est ce que je fais avec mes amis qui ont la majorité, mais j’osais pas te le demander. »

Elle rigole.

« De toute façon, le patron me connait assez bien maintenant, et je suis sûre qu’il s’en fiche s’il me voit boire. C’est juste pour la forme qu’il ne m’en sert pas. Si tu me commandes une bière, je te le revaudrai ! »

Caitriona lui sourit, malicieuse mais prête à tenir son engagement. Elle l’écoute ensuite parler, progressivement absorbée par son discours et ces choses qu’il lui fait découvrir rien qu’avec des mots. Elle avoue ne pas être assez cultivée, mais compense avec sa soif de connaissance. Tous les noms différents virevoltent autour d’elle et elle n’arrive à en attraper que certains, les autres s’enfuyant dès qu’elle essaie de s’en approcher, mais ce n’est pas grave, s’ils se revoient, elle aura l’occasion de retenir tous les noms.

Elle est rassasiée pour l’instant, les réponses de Min-Jun l’ont satisfaite, mais son ventre se tord alors qu’il supplie pour de la nourriture matérielle et, comme par magie, leur commande arrive. Elle fait un grand sourire au serveur qui le lui rend, lui aussi la connaît assez bien à présent, surtout parce qu’il est toujours là depuis la première qu’elle est venue, et qu’elle est revenue plusieurs fois depuis. Les yeux brillants posés sur son assiette, elle hoche la tête à l’affirmation de Min-Jun, un sourire étirant ses lèvres.

« J’espère que tu aimeras ! »

Elle ne voit pas pourquoi il n’aimerait pas, et ça s’entend dans sa voix. Pour elle, c’est évident que ce plat est délicieux, et que tout le monde devrait l’aimer. Bon, elle a réussi à sortir de cette mentalité enfantine, mais y revient parfois lorsque quelque chose lui tient à cœur, ce qui pose parfois problème au vu de son caractère légèrement sanguin, mais elle est en amélioration constante.

Elle presse le citron sur le poisson, verse un filet de vinaigre sur les frites et en attrape une mais se brûle et la lâche avant de souffler sur ses doigts, l’air dépité.

« … Attention, c’est chaud, ça sort de la friteuse, je suppose. J’oublie à chaque fois. »

Elle lui fait un sourire amusé avant de piquer la frite à l’aide de sa fourchette et de souffler dessus jusqu’à ce qu’elle puisse l’enfourner dans sa bouche, la savourant avec une joie non cachée. Elle découpe un bout de poisson qui se détache tout seul, soufflant dessus pour ne pas refaire la même erreur, et le trempe dans la sauce tartare avant de l’engloutir à son tour, ravie. Elle mâche consciencieusement, perdue dans son monde et ses souvenirs, grignotant une autre frite à la fourchette et allant tremper un autre morceau de poisson dans la sauce.

Après plusieurs bouchées, elle sort enfin de ses pensées et regarde Min-Jun, avant de sourire.

« Alors, t’en penses quoi ? »

Elle lève la tête à la question de Min-Jun, très légitime au vu de son expression. Elle lâche un petit rire, déglutit sa bouchée et répond avec un haussement d’épaule.

« Je mange souvent à la cafét de l’école avec ma coloc’, donc je viens pas si souvent ici pour manger. Souvent, c’est juste pour traîner un peu pendant mon temps libre. Mais le fish and chips, ça me fera de toute façon toujours cet effet-là ! »

Elle lui fait un sourire plein de dents et se remet à manger, écoutant l’avis de son interlocuteur sur le plat. L’approbation qu’elle lit sur son visage et qu’on peut entendre dans ses mots la ravit et un petit rire lui échappe lorsqu’il boit sa bière. Elle hoche la tête et attrape sa propre pinte, en buvant une petite gorgée. La légère amertume de la première gorgée la surprendra toujours.

« La bière et la limonade sont les meilleures choses à boire pour accompagner ce plat. Enfin, selon moi ! »

Elle savoure un autre morceau de poisson recouvert de chapelure pendant que Min-Jun reprend la parole, et incline la tête légèrement sur le côté. Elle est curieuse et son ventre la supplie de goûter immédiatement à ces plats divers et variés – elle finit par le raisonner en enfournant quelques frites.

Kate secoue la tête.

« Je suis jamais allée en Chine, non, mais j’aimerais y aller rien que pour les paysages, genre la grande muraille et la cité interdite. Ça serait beau à voir. »

Une autre gorgée de bière passe par sa gorge et elle secoue la tête de nouveau, amusée. Elle, cuisiner ? Elle sait se faire des pâtes, mais son talent s’arrête là. Grandir avec un cuisinier prêt à lui faire ce qu’elle voulait à n’importe quelle heure de la journée n’a pas aidé, et elle regrette un peu ne pas savoir se débrouiller culinairement.

« Je sais pas vraiment cuisiner, on m’a jamais appris et j’ai jamais essayé de m’y intéresser. Mais je pense qu’on peut trouver pas mal d’ingrédients ici ! Faut juste avoir le courage de tout assembler pour faire un plat. C’est des ingrédients assez basiques, ils doivent juste coûter un peu plus cher. »

D’autres frites passent la barrière de ses dents et disparaissent dans le trou noir qui suit. Le bruit des couverts se fait omniprésent maintenant que de plus en plus de clients commandent leur dîner, mais les conversations continuent de nourrir le bruit de fond, entrecoupées par des éclats de rire joyeux.

« Ton Irlandais ne cuisine pas de plats irlandais ? Faut lui demander. »

L’assiette de Caitriona est déjà à moitié vide. Un autre bout de poisson trempé dans la sauce finit dans sa bouche et toutes les saveurs se mêlent et se déposent sur sa langue. Elle soupire doucement puis repose son regard sur Min-Jun. Elle ne peut s’empêcher de le détailler du regard de nouveau, ses yeux attirés par la finesse de ses traits délicats, s’imaginant déjà tracer les lignes de son visage sur une feuille de papier vierge.