Sa remarque n’était pas ciblée, ni même volontaire, mais elle fait quand même mouche. Kate lève les yeux et voit ceux de Min-Jun s’écarquiller un instant et elle arque un sourcil, intriguée. Quoi, qu’est-ce qu’elle a dit, pour qu’il réagisse comme ça ? Il n’a pas l’air si expressif, donc la brève surprise qui a traversé son visage lui donne envie de l’interroger mais elle dévore le reste de ses frites à la place, histoire de s’empêcher de dire des conneries.

Min-Jun, cependant, n’attend pas sa question et semble se justifier de ce qu’elle a dit, et enfin, elle comprend. Elle cache son sourire amusé derrière sa pinte de bière mais ses yeux brillent d’une lueur malicieuse. C’est donc ça… Il toussote, elle retient un rire et avale quelques gorgées. Il y a donc quelque chose qui se passe entre son colocataire et lui, ou plutôt, rien de concret qui se passe mais avec un sous-entendu intéressant. Elle commence alors à s’imaginer la tête que pourrait avoir ce Coréen irlandais, mais abandonne rapidement alors que Min-Jun reprend la parole et amène la conversation sur un terrain un peu plus sérieux. Elle pique un morceau de poisson du bout de sa fourchette et elle l’écoute lui expliquer des choses qu’elle frôle des doigts mais qu’elle ne peut pas vraiment agripper. Il lui parle d’un monde loin d’elle, un monde plus cruel qu’elle n’a jamais approché.

Pour elle, c’est incongru. L’Irlande lui rappelle de mauvais souvenirs ? Elle ne peut même pas l’imaginer. En arrivant au Japon, son pays natal lui manquait et elle avait le mal du pays, bien évidemment, mais jamais elle n’a associé l’Irlande à de mauvaises choses. Elle a arrêté de ressentir ce serrement dans son cœur, depuis, et la légèreté l’habite désormais dès qu’elle pense à son pays, alors vraiment, non elle ne comprend pas, mais elle se mordille la lèvre en se mettant à la place de Mellan, et un poids lui tombe dans le ventre sans qu’elle ne puisse l’en empêcher. Merde.

Elle s’enfile une autre rasade de bière et capture une frite cachée sous le reste du poisson, avant de relever les yeux vers Min-Jun alors qu’il s’excuse de lui en avoir parlé. Elle fronce légèrement les sourcils et secoue la tête.

« C’est pas grave, si ça te trottait dans la tête c’est que ça avait besoin de sortir. Ça me dérange pas, tu peux me parler de tout ce que tu veux ! En tout cas… »

Elle pose ses coudes sur la table, appuyant son menton sur la paume de sa main pendant quelques secondes, le sondant du regard sans rien pouvoir trouver de concluant.

« Ça doit être difficile, pour lui. Mais tu sais, comme tu le dis, il t’a choisi toi. C’était sa propre décision, et s’il avait pas envie de rester avec toi, il t’aurait pas suivi, non ? Tu ne l’as pas réellement arraché à son pays, à sa famille, il s’est arraché tout seul. Ça peut mettre du temps à… à guérir, je pense, mais je crois pas que ça soit de ta faute. S’il t’en voulait, il s’en irait, ou il t’en parlerait ? »

Elle ne les connaît pas, et se dit qu’elle est peut-être à côté de la plaque. Mais elle ne veut pas que Min-Jun s’asphyxie dans sa culpabilité, elle ne veut pas qu’ils se séparent sans qu’elle ait essayé de lui faire changer d’état d’esprit. C’est plus fort qu’elle.

« Je pense pas que ça soit de ta faute. S’il te fait à manger, qu’il reste à tes côtés et tout ça, c’est qu’il le veut vraiment. T’es chanceux d’avoir quelqu’un comme ça. »

Elle est un peu envieuse, oui, mais elle pense à sa colocataire et elle se dit qu’elle a au moins une personne sur qui compter, ici au Japon, et ça lui suffit, ça la fait sourire et elle a hâte de rentrer pour la revoir.

Elle baisse les yeux sur son assiette et se rend compte qu’il ne lui reste plus grand-chose. De sa fourchette, elle pique le dernier bout de poisson, le trempe dans la sauce et l’enfourne sans cérémonie, mâchant avec satisfaction jusqu’à déglutir, et arroser le tout de la fin de sa bière. Elle se cale bien au fond de sa chaise et regarde Min-Jun finir son plat, un léger sourire sur le visage. Elle se dit qu’elle l’aime bien, qu’il est un peu mystérieux, qu’elle ne sait en fait rien de lui, mais elle aime parler avec lui, et savoir qu’il pourra l’accompagner goûter des spécialités coréennes lui fait drôlement plaisir. Se balader seule est une chose, mais partager un moment simple avec quelqu’un, c’est mieux.

Elle se redresse d’un coup, sort un stylo de sa poche et attrape une serviette en papier avant d’y inscrire son numéro de téléphone surmonté par un « Kate » et une petite tête de chat. Elle le fait ensuite glisser vers Min-Jun, tout sourire.

« Je vais bientôt devoir y aller, le couvre-feu est un peu chiant à Amai et j’ai la flemme de devoir éviter tous les surveillants, mais voilà mon numéro. Envoie un message dès que t’es dispo pour qu’on mange coréen ! Ou même, si tu t’ennuies un soir et que tu sais pas où aller, on peut revenir ici pour discuter ou juste manger et boire sans parler. »

Elle a de nouveau le cœur plein. Elle adore ça, rencontrer des gens, prévoir de les revoir, en apprendre plus sur eux et tout simplement passer du temps de qualité avec tout un tas de personnes complètement différentes.
Elle se lève de sa chaise en lui disant qu’elle passe aux toilettes, fait signe à des habitués et va, en passant, payer au comptoir. C’est sur un coup de tête qu’elle fait ce genre de choses, faut qu’il dire qu’elle n’a pas à s’inquiéter des questions d’argent et qu’inviter des gens au restaurant lui fait toujours plaisir.

Kate revient à la table, où Min-Jun a fini alors elle lui fait promettre de l’attendre pour aller à la recherche d’un bon restaurant coréen, un sourire lumineux aux lèvres, puis lui souhaite une bonne soirée et, aussi simplement que ça, agite la main une dernière fois avant de se détourner et de se frayer un chemin entre les tables, jusqu’à la sortie. La musique celtique semble la suivre jusque dans la rue, et l’odeur de friture s’attarde dans ses narines jusqu’à l’arrêt de bus. Elle sourit. L’Irlande est un lieu, mais c’est aussi des souvenirs, des odeurs et des saveurs, des rires et des discussions enflammées, et cette Irlande-là, elle la garde précieusement au fond de son cœur.