Grâce à l'automatisation, tout se fait sans mon concours. Bien entendu, Miller-sensei gâche tout en assenant une de ses remarques énigmatiques. La fameuse irony occidentale tant prisée des dandies, sans doute.
"Je ne peux que me réjouir de passer encore plus de temps avec vous."

Je me contente de river sur lui un regard noir pour toute réponse, puis finis par retourner à mon ordinateur. Dire que ce genre de phrases m'aurait fait rougir dans d'autres circonstances - dans la librairie, par exemple - me fait bouillir intérieurement, aussi me concentré-je d'autant plus sur mon interface, quand bien même elle ne requiert plus ma supervision pour le moment. J'en profite néanmoins pour télécharger un certain nombre de conversations textuelles. Contrairement à ce que l'on dit, toute information n'est pas bonne à prendre ; mais encore faut-il les connaître pour en faire le tri.

"Qu’allez-vous faire avec cet argent, Tanaka-san ?
- Hum..."

Tout en opérant mes commandes sur ma console, je réfléchis à une façon de formuler, mon ronronnement d'aposiopèse similaire à celui d'un ordinateur traitant les requêtes. Allez, tu as toujours rêvé de le dire, alors fais-le. Tout le monde a toujours rêvé de le dire...

"Si je vous le disais, je devrais vous tuer." Je réponds, sur un ton malicieux, un sourire du même acabit aux lèvres.

Tu souris devant son regard noir. C’est le genre de réaction qui t’amuse et que tu cherches à provoquer chez autrui. Tanaka-san est une bonne cible, et tu aimes à la taquiner. Le fait qu’il y ait ce décalage culturel rend la chose plus drôle encore.

Elle baisse les yeux sur son ordinateur et tu la perds de nouveau. Bien sûr, que tu es moins intéressant que ce dont elle s’occupe, mais tu aimerais avoir un peu plus de son attention, comme un enfant qui demande qu’on le regarde, qu’on lui parle, qu’on s’occupe de lui.

Elle semble ensuite réfléchir à ta question. Sans doute façonne-t-elle un mensonge idéaliste, ou quelque chose de si ridicule que ça sera évident qu’elle se moque de toi. Ça ne te ferait pas de mal qu’on se foute de toi, mais de toute façon, dans cette situation, il n’y a aucune raison que tu le prennes mal.

Tu l’écoutes et tu vois sur ses lèvres un sourire qui te charme et qui te rappelle qu’elle n’est pas aussi rigide d’esprit qu’elle peut le paraître parfois. Tu lâches un rire amusé.

« Pourriez-vous me tuer ? »

Tu lui souris, insolent, puis tu reportes brièvement ton attention sur ton écran pour voir qu’Ueno-san s’est finalement assis. Il s’est fatigué avant toi de ses allées et venues. Dans un coin de ta tête, tu te demandes s’il renverra sa maîtresse ou s’il sera encore d’humeur à batifoler.

« J’ai de toute façon bien reçu le message et je ne chercherai pas à en savoir plus. »

Tu relèves les yeux vers elle, un vrai sourire sur les lèvres. Tu as l’air vraiment normal, à ce moment-là. Ni trop arrogant, ni trop désinvolte. Pas d’expression narquoise, pas de lueur supérieure au fond des yeux. Rien qu’un sourire sincèrement doux.

« Mais pensez à moi si vous avez besoin de soulager ce poids sur vos épaules. J’ai des oreilles pour écouter, et mes lèvres resteront scellées. »

Il faut noter que ce n’est pas une promesse. Il ne s’agit qu’une affirmation que tu peux infirmer quand tu veux. C'est le problème avec toi : il n'y a pas de garantie.

"Pourriez-vous me tuer ?"

J'ignore pourquoi il me pose cette question. Je ne décèle aucune intention dans son ton. Rien qu'une authentique curiosité de l'imagination. Peut-être une envie de faire la conversation avant de mettre fin à notre collaboration.

Sans le savoir, il vient de poser une question extrêmement lourde d'enjeux, pour moi. Je suis partie en croisade contre la corruption, contre une minorité de resquilleurs qui cherchent à assoir une domination névrosée sur la société qui les protège. Des hommes - et quelques femmes - qui n'hésiteraient pas un instant, eux, à provoquer la mort violente de milliers de personnes. Qui le font déjà, d'une certaine façon. Peut-être pas directement, quoique certains iraient volontiers jusque là. Comment lutte-t-on contre de telles personnes, me suis-je demandée, sur mon lit d'hôpital. En étant déterminé. En étant prêt à tout. En s'exposant à toutes les conséquences que cela implique, au premier chef desquelles une inévitable mort. Comme l'hybris grecque des héros qui mourraient de se frotter aux dieux cruels et égoïstes, il me faudra mourir pour faire tomber les tyrans. Il me faudra mourir et exposer ma famille à la honte.

Suis-je prête à tuer celui qui se met en travers de mon chemin ? Même s'il s'agit d'un arrogant blondinet aux dents de requin ? Je suis à peu près certaine que, lui, n'a tué personne. Tout comme moi. Mais pourrais-je le faire, après tout ce que je sais de son âme ? Il est difficile d'immoler l'agneaux de sa propre étable. Fut-ce une brebis galleuse.

Non. J'en prends pleinement conscience et cette pensée rassure mon humanité, un soulagement angélique.
Non, je ne pourrais pas le tuer. Peu importe à quel point il m'agacerait.

"Rassurez-vous, vous surestimez votre importance. Et puis, ce n'est pas mon genre..."

Le téléchargement est terminé. La transaction est terminée. J'éteins un à un les programmes. Ne restera plus qu'à ranger convenablement le matériel et quitter les lieux. Dans mes écouteurs, j'entends la porte de la salle-de-bain qui s'ouvre. Je les retire. Peu importe.

"[...] mes lèvres resteront scellées.
- Je sais, je lui réponds en lui adressant un regard des plus protocolaires, nous venons de nous en assurer."

Tu es distrait par un message s’affichant sur ton écran. Le numéro de compte et le code d’accès. Tu lui lances un bref regard, alors qu’elle répond à ta question, et tu lui souris. C’est un sourire satisfait, avec des accents amusés. Et une certaine déception que tout soit déjà fini. Au final, ça t’a bien diverti, et tu regrettes presque la fin de cette collaboration étrange. Tu te dis que tu la reverras quand même, chez les Ueno, car ta logique est qu’elle ne quittera pas son job juste après ce chantage, et elle n’aurait jamais fait terminer son contrat pour que les dates concordent. Justement, ça serait trop dangereux de quitter la scène tout de suite. Ueno-san cherchera sans doute à connaître l’identité de son maître-chanteur, et il ne lésinera pas sur les moyens. Tu ne fais pas confiance à Tanaka-san, mais tu as foncé tête baissée sur sa proposition, alors maintenant, tu n’as pas d’autre choix que d’espérer qu’elle ait bien fait son travail.

Tu sors de ta poche un petit bloc-note et, attrapant un stylo de l’hôtel sur la table, tu écris sur la première page le mot de passe – que tu encodes avec une méthode que tu as appris au lycée. Tu fais de même sur l’avant-dernière page, avec le numéro de compte.

La vidéo fonctionne toujours. Tu vois la femme sortir de la salle de bain, nue. Tu étouffes un rire, anticipant la réaction d’Ueno-san qui ne tarde pas à arriver, te faisant cette fois éclater de rire : il secoue la tête, lui tend ses vêtements en lui expliquant qu’une urgence s’est présentée et qu’il doit filer,  lui-même s’étant rhabillé depuis le début du chantage. La tête qu’elle tire vaut de l’or et ça te donne des idées pour tes prochaines conquêtes. Elle le regarde comme un chat en colère et semble prête à lui sauter à la gorge, mais elle se retient au dernier moment. Pour profiter de la richesse d’un homme comme lui, elle se doit d’être un minimum obéissante et agréable, alors elle ne lui fait qu’une remarque détachée, lui lançant tout de même un regard d’avertissement, puis se rhabille tandis qu’il quitte la chambre.

« C’est donc terminé. »

Tu t’avachis sur ta chaise, tournant la tête vers Tanaka-san. Retourner à ta vie te semble bien gris. Fade. Cette petite aventure t’a bien amusé.

"C’est donc terminé.
- Pas exactement."

Bien entendu, ce n'est pas ce que Miller-sensei entend par là. Pour lui, j'imagine que le plaisir de l'adrénaline est bel et bien fini. Mais il me faut à présent le mettre en garde contre toute étourderie. M'est avis qu'il se mordrait les doigts d'avoir participé à telle expérience si cela venait à lui retomber dessus. A sa place, ce serait mon cas.

"Vous êtes un jeune homme intelligent. Et vous avez montré que vous étiez capable de maîtriser vos personnae. Mais je vais partir du principe qu'il n'en est rien et vous briefer tout de même sur la conduite à tenir à partir de maintenant."

Mon ordinateur éteint, je commence à remballer les affaires.

"Rentrez chez vous ce soir. Sans faire de tapage ni de cachoterie. Si Ueno-san engage une aide pour faire la lumière sur cette affaire, il ce peut que vos voisins aient droit à quelques questions. Peut importe l'heure à laquelle vous rentrez, ils se souviendront avant tout que vous étiez chez vous s'ils vous voient. Si on vous pose des questions, comportez-vous comme quelqu'un de professionnel, mais ne cachez pas votre curiosité si vous en éprouvez. Et surtout, arrangez-vous pour que Fumio-chan ne soit pas perturbé par tout ce qui pourrait advenir prochainement."

Une fois que Miller-sensei a noté les informations qui lui importent, je m'occupe également de ranger le second ordinateur portable qu'il utilisait.

"En ce qui vous concerne, les choses seront effectivement terminées lorsque mon contrat prendra fin, dans deux mois."

Entre temps je l'aurai à l'œil, sous-entends-je. Dans deux mois, nos chemins se sépareront définitivement et je n'aurai plus à m'inquiéter de sa présence ou de son comportement. Mais je suis déjà plus sûre de moi. Je pense avoir repris le contrôle de ma vie.

Je lui tends un petit sachet en plastique étanche - de ceux qu'on utilise pour mettre de la nourriture sous vide - en désignant du menton son bloc-notes :

"Ca serait dommage que la pluie ruine votre travail."

Elle reste presque stoïque, toujours sérieuse. Elle a raison, le jeu auquel vous jouez n’est pas sans danger, et tu t’en rends compte malgré ton attitude nonchalante, alors tu l’écoutes attentivement, tes yeux ambrés braqués sur elle.

Tu souris à ses instructions. Jouer la comédie ne te posera aucun problème. Tu es talentueux, jusqu’au bout des cheveux, et tu sauras parfaitement sembler innocent, à une dose où le soupçon ne peut même pas être évoqué. Bien sûr, tu dérapes parfois quand tu pousses à l’extrême ce talent de comédien, mais la plupart du temps, tu sais quand t’arrêter. Surtout si un échec signifierait un séjour en prison. Inutile d’ajouter ça à ton CV.

Tanaka-san reprend l’ordinateur, et la table se retrouve lisse et vide sans le matériel posé dessus. Tu laisses tes yeux glisser sur la surface, alors que d’autres mots s’échappent de sa bouche. Tu lèves les yeux avec un sourire amusé. Elle sait que tu sais ce qu’elle sous-entend, mais elle n’a pas à s’inquiéter : tu ne feras rien de con, car les conséquences pourraient être désastreuses pour toi aussi. Bien sûr, jouer la comédie jusqu’à trahir ta partenaire serait si jouissif que l’idée t’a effleuré l’esprit plus d’une fois, mais la balance bénéfice-risque est trop déséquilibrée pour que tu élabores un plan et que tu le mettes en action. Trop dangereux, même pour toi.

« Vous allez me manquer une fois que vous aurez filé à l’anglaise, mademoiselle. »

Encore une fois, ce sarcasme teinté d’une vague sincérité.

Tu te lèves et tu attrapes le sachet en la remerciant, et avant qu’elle ne retire son bras, tu lui prends délicatement la main et tu lui fais un baise-main dans les règles de l’art. Rien que pour l’emmerder. Tu te redresses, la lâchant en lui offrant un simple sourire.

« Je vais y aller en premier. »

Tu inclines brièvement la tête en glissant le bloc-note et le stylo dans le sachet puis remettant le tout dans ta poche, et tu te diriges vers la porte. Tu te tournes une dernière fois vers elle.

« A la semaine prochaine, Tanaka-san. »

Et, aussi simplement que ça, te voilà sorti de la chambre, sorti de l’hôtel sans avoir croisé personne, et tu prends le chemin vers l’arrêt de bus le plus proche, avant de te retenir de rire et de décider de prendre un taxi, une joie enfantine dans le cœur.