Le séjour à Kyoto ne m’intéresse franchement pas – c’est une récompense pour ceux dont le compte en banque trop pauvre ne leur permet pas de réserver un billet de train pour moins d’une heure de trajet. Si je participe, c’est parce qu’il m’a semblé entendre le mot « compétition », et j’en rate pas une quand il s’agit d’écraser la populace, quel que soit le domaine. Après avoir exposé mon projet machiavélique à Aaron – à savoir : narguer Kate quand on sera arrivés au sommet avant elle, j’ai été surpris de ne pas avoir à argumenter davantage. Je suppose qu’une bête randonnée lui semblait plus raisonnable que de buter quelqu’un ; j’ai revu mes demandes à la baisse, depuis quelques années.

J’arrive au pied de la montagne et parcours la petite foule du regard, à la recherche d’une grande perche avec une gueule d’américain. Je cherche Kate, aussi, mais elle est nettement plus petite, et donc plus difficile à repérer parmi toutes ces silhouettes affublées de sac à dos de toutes les couleurs. Le mien est noir, d’ailleurs, et la seule chose qui détonne dans mon accoutrement est le gros sweat bordeaux noué à une bandoulière, qui ballotte gentiment à chacun de mes mouvements.

Finalement, je repère Aaron et me dirige vers lui. Après un bref échange de banalités, nous empruntons un sentier qui nous isole vite de l’agitation environnante. J’ai l’habitude de grimper le mont Rokkô pour me rendre à l’observatoire – là où j’ai rencontré Kate, d’ailleurs - mais j’utilisais jusque-là des sentiers simples qui m’épargnaient de devoir contourner des arbres épais au feuillage dense. Pour l’instant, la pente que nous franchissons ne constitue aucune difficulté. Mais on en reparlera dans une ou deux heures, quand j’en aurai ma claque, de marcher dans l’air humide et de sentir la sueur s’agglomérer à la surface de ma peau.

« C’est drôle que t’aies pensé à moi pour ce genre de truc. Je pensais pas à avoir une tête à faire de la rando. Mais c’est cool. Ça me fera du bien. Surtout avec un temps pareil. »

Je pouffe de rire, moqueur, et accélère un brin pour le dépasser de quelques mètres.

« Et moi, j’ai vraiment une gueule à faire de la rando ? » Je me retourne brièvement pour lui désigner mon propre visage, sans m’arrêter de marcher pour autant, puis ralentis le rythme pour laisser Aaron me rattraper. « Et puis, tu restes plutôt sportif pour un infirme. »

S’il se met à cracher ses poumons, je pourrais toujours le laisser crever ici pour atteindre le sommet tout seul. Non ?

« D’ailleurs, j’pensais pas que tu accepterais si facilement, tu négociais mieux à l’époque. Tu t’es ramolli ou quoi ? Enfin, pas que ça me dérange. C’est même plutôt bon à savoir. »

Dire oui trop rapidement, c’est s’exposer à des demandes vraiment saugrenues. Aujourd’hui, une rando… Et demain, je l’embarque avec Kate et Jake pour un week-end à l’autre bout du Japon... par exemple.

« J’prends pas en compte les négociations a posteriori, fallait considérer ça avant d’accepter cette randonnée avec moi. J’passe ma vie à négocier mon salaire avec des mafieux, qu’est-ce que tu croyais ? Que tu faisais le poids ? » Je ricane, sincèrement amusé. « Quelle naïveté ! »

Les petits plats, je les cuisine quand j’en ai envie. Et si on me force la main, y’a de fortes chances pour que je fasse accidentellement tomber, dans la mixture des ingrédients assemblés, tout le contenu de sachets d’épices assez puissantes pour provoquer une chiasse de l’espace aussi fulgurante que douloureuse. Tu ne veux pas passer ta soirée cloîtré dans les chiottes, n’est-ce pas ? Eh bien, faut être gentil avec moi.

« J’te voulais pas avec moi, je voulais juste quelqu’un de sportif. Va pas croire que j’apprécie ta présence, j’te tolère, c’est tout. »

Je dis ça d’un ton empreint de légèreté, et rends mes foulées soudain plus larges, plus rapides, seulement pour que ce vieux type arrogant s’essouffle et cesse sa verbosité aussi présomptueuse qu’horripilante de vérité. Bien sûr, que j’apprécie ta présence, mais ose t’en vanter et mon esprit de contradiction s’appliquera à marteler exactement le contraire.

Résolu à lui faire cracher ses poumons, je suis un peu contrarié lorsqu’il interrompt ma marche rapide en me saisissant par la manche. Quand il fait chaud et humide, j’abhorre viscéralement la proximité d’autres corps. Je tire le bras pour m’éloigner et lui jette un « Quoi ? » pétri d’agacement. Puis Aaron me dit de « regarder ça » et je discerne finalement le nid de guêpes dans lequel, s’il ne m’avait pas prévenu, j’allais probablement foncer tête baissée. Je me sens bête et particulièrement immature.

« T’es vraiment un flippé de la vie », constaté-je avec morosité, juste pour conserver une certaine contenance. Je le suis tout de même et nous dévions légèrement du sentier afin de ne pas attirer ces bestioles. J’aurais pas l’air con, à me faire courser par des guêpes en colère. Heureusement, nous nous éloignons assez et assez longtemps pour éviter le danger, et nous regagnons finalement le sentier quand les bourdonnements s’amenuisent. Je suis loin d’être fatigué, mais cette rencontre impromptue a modéré mon enthousiasme.

« Ça arrive qu’à nous, ce genre de trucs. J’espère qu’on n’a pas perdu de temps avec ces conneries. »

Ça m’étonnerait que ça nous pénalise, vu le rythme de notre marche, et ça aurait pu être pire, mais mon esprit de compétition n’apprécie pas les imprévus. Je me demande comment les autres équipes évoluent dans la montagne, et j’espère qu’elles s’en sortent moins bien que nous.

« J’ai pas fait attention aux autres participants. Je cherchais juste Kate. Et je te cherchais aussi. »

Si les autres ont décidé d’entamer l’ascension sans le moindre équipement, c’est leur problème. Je redoute davantage ceux qui sont préparés, les habitués, les randonneurs pour qui il est courant d’atteindre le sommet sans difficulté. Je suis sportif mais cet exercice est différent. Il n’est pas question ici de soulever des poids ou de taper sur un sac de frappe, mais de composer avec le terrain changeant dû à la saison des pluies et d’éviter de se casser quelque chose par inadvertance. Sur un chemin escarpé, les chutes sont courantes.

Les mauvaises surprises font aussi partie du lot, et je ne peux m’empêcher de soupirer bruyamment quand, après quelques minutes de marche, le sentier décide de se diviser en deux. Je n’ai aucune envie d’interrompre notre avancée, déjà parce que ça casse mon rythme, perturbe ma respiration, mais aussi parce que ça me donne le sentiment de perdre un temps fou. Nous sommes plantés là depuis dix secondes, mais j’ai l’impression que je fixe ces deux chemins depuis cinq bonnes minutes. Lequel emprunter ?

« Je pencherais pour celui de gauche.  »

Je lui jette un regard oblique, le toisant avec perplexité. C’est une décision basée sur son seul instinct et ça ne me plaît pas. Observant plus en détail les deux sentiers, j’essaye de repérer les caractéristiques de ces fameuses boucles, qui permettent souvent aux randonneurs du dimanche de retourner simplement à leur point de départ. Le sentier de gauche a l’air plus agréable à emprunter, mais il ne semble pas doté d’un dénivelé satisfaisant, me laissant à penser qu’à terme, nous rebrousserons chemin sans même nous en rendre compte.

« Je sais pas. On dirait qu’on va avancer sur du plat pendant un moment. Je suis plutôt d’avis de prendre à droite.  »

J’amorce quelques pas en direction du sentier droit. Ma décision aussi, est basée sur mon seul instinct, mais je préfère croire le mien plutôt que celui d’un autre. Alors je reprends tranquillement ma marche, sans me soucier de l’avis divergent d’Aaron. De toute façon, si je me plante, ça lui donnera l’occasion de se foutre de ma gueule, pourquoi se plaindrait-il de ma mauvaise décision ?

« Hé, j’espère qu’il y a de la bouffe, au sommet. Est-ce qu’ils ont prévu de faire un petit cocktail à l’arrivée ? Je rêve d’une bière, là ! »

Difficile de ne pas fantasmer sur une bière bien fraîche quand on marche avec cette chaleur. Après une quinzaine de minutes, le sentier semble aller au bon endroit, et nous poursuivons notre randonnée avec efficacité. Le trajet est plus difficile qu’à l’accoutumée, mais ça ne me dérange pas pour le moment.

L’idée de profiter de boissons fraîches et d'encas me donne une raison supplémentaire d’atteindre rapidement le sommet. Si je suis là pour la compétition, obtenir une récompense immédiate constitue une motivation bien plus importante, d’autant plus que je crève de chaud, et que le sweat ballottant à ma bandoulière commence à faire son poids, rendant mon rythme de marche plus laborieux, encombré que je suis. Pourquoi il fait si humide, dans ce foutu archipel ?

Heureusement, nous avançons avec une facilité qui me surprend moi-même. Je pensais que nous aurions tôt fait de nous disputer sur le chemin à emprunter, mais lui comme moi prenons sur nous, pour le moment — surtout lui en fait. Le chemin que j’ai choisi s’est révélé être le bon, et notre cadence n’a pas vraiment diminué : nos foulées sont toujours rapides et assurées. Je marche en silence, concentré, le regard au sol pour savoir où je mets les pieds. C’est quand Aaron s’arrête que je lève la tête, observant alors la paroi qui nous fait face.

Un peu agacé de ne plus être mouvement, je fais la moue lorsqu’il décide d’inspecter cet obstacle plus en détail.

« Ce sera de toute façon plus rapide par là. On se le tente ? »
« Vas-y, casse-toi la gueule, j’te regarde ! »

Il s’assoit bien comme il faut sur ma provocation et entame son ascension sans me jeter un regard. Pendant un instant, je suis persuadé qu’il s’apprête à se vautrer et que je devrais alors me résoudre à appeler les secours pour sortir son gros cul de là, mais il réussit finalement, visiblement très fier de son exploit.

« Comme quoi, j’ai vraiment beaucoup de chance, d’être avec quelqu’un d’aussi sportif et talentueux que toi. »

Je ne cache pas mon ironie, mais évite d’être trop sarcastique pour le moment. C’est qu’il a l’air vraiment content, le bougre !
Me lançant à mon tour dans cette petite partie d’escalade, encombré par le sweat, j’y parviens finalement sans difficulté, et sans avoir eu à me décharger de mon sac à dos — je me libère seulement d’une bandoulière. Je lui aurais bien conseillé un régime, c’est une très bonne occasion pour me moquer de lui, mais si j’ai passé cette paroi sans encombre, c’est surtout parce que mon gabarit est plus fin que le sien. Je ne suis pas aussi massif que lui ou Bastian, à mon grand regret — ce serait donc stupide de le souligner.

« On se débrouille bien, pour l’instant. Je pensais que ce serait plus chaotique. Vu nos… antécédents. »

Faire la part des choses ? Nan, personnellement, je ne fais pas la part des choses. S’il m’avait énervé, j’aurais tout arrêté pour l’insulter copieusement et me plaindre au passage contre les éléments. Je ne dis rien, pour l’instant, j’ai l’air tout à fait calme, mais la moindre contrariété pourrait déclencher une litanie de plaintes diverses et variées. C’est qu’il faut chaud ! Et je déteste transpirer comme ça, et mon sweat, là, il me casse les couilles, et même que j’ai sacrément faim. Heureusement, tous ces petits tracas sont moindres quand tout se passe bien. Je me demande s’il fera la part des choses, lui, si jamais on est dans la merde.

« Qu’est-ce que t’en dis ? Maintenant qu’on s’est échauffés, on se le tente ?  Sportifs et talentueux qu’on est…  »
« Ouais, j’sais pas, j’ai un peu la flem — mais tu m’écoutes pas en fait ?  »

Bien sûr que non, il ne m’écoute pas. Il ne m’écoute jamais, sauf si je case un compliment entre deux critiques, là, évidemment, il pourrait entendre chaque foutue syllabe et me demander une confirmation écrite qu’il accrocherait quelque part dans ses chiottes. Je me lance dans cette petite ascension en soupirant bruyamment. L’effort, bien que largement supportable, échauffe mes muscles, je me sens moite et c’est désagréable. Au sommet de l’obstacle, le soleil tape, alors je râle un peu et extirpe une petite serviette de sport de mon sac à dos pour m’éponger sommairement et être au sec.

« On a une belle vue, non ? »

Je décide de garder la serviette sur la nuque et referme mon sac à dos.

« Ouais, c’est sympa », dis-je en regardant distraitement le paysage ; c’est vrai qu’on avance plutôt rapidement. « On doit bientôt être à mi-chemin, là. »

Je me remets en mouvement, plus pour fuir le soleil qu’autre chose, et poursuis la randonnée sur un sentier plus escarpé. J’admirerai la vue après, quand on sera en haut et qu’on aura gagné. Pour l’heure, je suis concentré et n’abandonne pas ma marche rapide, pressé d’arriver au sommet.

« En fait, je suis sûr que t'as accepté de venir rien que pour décrocher le séjour à Kyoto. J’sais que quand on n’a pas une thune, ce genre d’événements, c’est une aubaine, mais…  Franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre, de Kyoto ? », je ricane comme un gosse, « Un voyage en Angleterre, j’aurais pas dit, mais Kyoto ! »

« La Vallée de la Mort ? C’est quoi ? »

Je suis pas forcément très cultivé, et si je m’intéresse à certains domaines, ils impliquent à chaque fois des notions très précises. J’ai aucune idée de ce qu’est sa vallée qui fait peur ; toujours est-il que ça n’a pas l’air d’être un endroit propice à un séjour amusant. L’Angleterre, c’est mieux. C’est toujours mieux. Infiniment mieux que cette humidité accablante résolue à entraver nos mouvements.

Mais je gère plutôt bien mon rythme, nous avançons rapidement, avec méthode et efficacité, très aidés par notre condition physique. Avec quelqu’un d’autre, pour sûr que j’aurais dû me mettre en retrait, marcher avec moins d’ardeur et faire preuve de davantage de vigilance, au moins pour m’adapter au niveau d’un binôme moins expérimenté. Aaron a l’air de tenir la cadence, ne se plaint pas, et prend même la peine de bavarder avec moi. « C’est quand même fou que tu sois toujours pas réintégré à l’heure qu’il est. T’es détesté à ce point, là-bas ? Tu fouines un peu trop dans des dossiers qui te concernent pas ? Ce serait tout à fait ton genre. » Parce qu’il est buté, Aaron ; déterminé. Il ne voulait pas m’accompagner à Inazami, il y a quelques années de ça ? J’ai plus entendu parler de ce caprice. Il me semble pourtant avoir accepté — au moins à demi-mot. Il s’est dégonflé ?

Je repère en même temps que lui ce sentier étroit délimité par un panneau. Après avoir lu l’indication, un sourire torve illumine mon visage, un sourire qui ressemble beaucoup à celui qu’Aaron arbore en ce moment.

« Hé ! Dis, ces panneaux, ce ne sont que des indications, hein ? des suggestions ? Mais rien ne nous interdit de prendre l’autre chemin. »
« Où ça, un panneau ? Moi, j’étais tellement concentré sur ma marche, tu comprends, j’ai pas levé le nez. Et puis, je déchiffre mal les kanjis. »

Le ton de ma voix est mielleux, plein de mauvaise foi, et prend des intonations d’excuses candides, comme si je m’adressais à un organisateur. Pourtant, mon regard est terriblement mutin, là, tout de suite, et je ne peux pas virer ce sourire de gosse content de faire une bêtise, de transgresser sciemment les règles ; on est comme deux enfants turbulents, on a dix ans.

Je m’engage sur le sentier avec enthousiasme.

« Si on croise quelqu’un du staff, je peux faire les yeux doux — venant d’un orphelin, ça marche à chaque fois. Ou alors, je peux me mettre à parler russe. Tu crois qu’ils comprennent le russe, eux ? »

Mais plus on avance, plus j’ai la certitude que personne ne croisera notre route. C’est comme s’ils étaient déjà tous près du sommet, affairés pour accueillir les participants au terme de la compétition. J’ai l’impression qu’on avance vite, très vite, engagés sur cette pente douce, et que nous serons bientôt arrivés — et si on gagne ? On n’aura pas triché, indubitablement, car saisir les opportunités qui se présentent au détour d'un sentier fait aussi parti du jeu, après tout !