Tout se passe vite. Je n'ai pas le loisir d'analyser les événements ni leur teneur. Je me laisse emportée dans la camionnette, plus vulnérable qu'une enfant. Un homme s'y trouve qui semble connaître Ootomo-san. Il démarre. Sa conduite à elle seule serait capable de me rendre malade, fussé-je au sommet de ma forme. Ma tête est ballotée à chaque tournant. Il est difficile de garder une trace mentale de l'endroit où nous nous trouvons.

Ootomo-san me parle. Elle est médecin. Il y a comme un décalage dans ma tête. La chose me paraît incongrue, absurde. Je n'aurais pas été plus choquée si elle m'avait dit être agent de police. Je la pensais activiste. Journaliste, à la rigueur. Ootomo-san est médecin. J'ai du mal à me faire à cette idée, la répète dans ma tête. Si je l'avais su avant, aurais-je accepté de l'embarquer avec moi ? Techniquement, c'est un avantage, mais je ne peux m'empêcher d'avoir cette impression : que j'ai demandé à quelqu'un de mettre à mort un membre de sa famille.

J'en ressens une certaine forme de culpabilité. J'interprète ce sentiment irrationnel comme un vestige de ma crise. Je sais que les effets cognitifs s'en font ressentir plusieurs longues minutes après l'apogée, surtout maintenant. C'est quelque chose dont j'ai pris l'habitude. Que j'arrive à remarquer même au moment où cela arrive. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher d'en être influencée.

Aussi, lorsqu'Ootomo-san me demande si elle peut m'ausculter en son cabinet, je hoche la tête, affirmative. Pourquoi ? Cela est inutile. Je sais exactement comment mon état va évoluer à court terme. Je vais aller mieux, voilà tout. Et ressentir beaucoup de fatigue. Mais cela ne tombe-t-il pas à point après notre travail ? Une bonne nuit, du sommeil du juste, si épuisée que le stress et les rétrospectives nerveuses elles-mêmes ne sauraient me tenir éveillée ?

Je crois que savoir ma complice médecin attise ma curiosité. Des mois que je suis carapaçonnée dans mon petit monde intérieur. A fréquenter des gens sans les connaître, sans sociabiliser plus qu'en quelques appels téléphoniques à mes parents. Socialement, émotionnellement, je suis devenue hikkikomori. Dans mon état actuel, ma sensibilité ressort et sous son prisme, je vois certaines choses différemment. Je me suis isolée comme un chat se ramasse avant de bondir sur sa proie. Dans mes desseins, j'ai pris en compte le mal que je pourrais faire à mes proches et j'ai lentement mais sûrement coupé les ponts pour les préservée. Mais je n'ai pas pensé aux longs mois de solitude que seraient les derniers de ma vie. Ce besoin de chaleur humaine, déguisé en simple curiosité, presque intellectuelle, me paraît comme un signal, celui de quelque chose que je dois soigner en moi. Ne serait-ce que pour tenir plus longtemps sans flancher.

"Comment vous sentez-vous ? Voulez-vous que j’ouvre un peu la fenêtre ?
- Non merci, je vais avoir froid, sinon."

Ayant quelque peu recouvré ma réflexion, j'en profite pour aider Ootomo-san dans ma réponse. Après tout, elle n'a pas l'air d'avoir fait appel à cet homme par gaité de cœur :

"Je veux bien être auscultée. Après tout, ce n'est pas parce que je vous ai demandée de me sortir d'ici que je vais bien. Qui peut savoir ce qu'ils m'ont injectée."

Pendant le trajet, j'ai du mal à garder ma contenance. La conduite de l'homme est un cauchemar. Je crains par dessus tout que la police ne nous arrête et se mette à poser des questions. Je tente de me remémorer la disposition de la camionnette dans la petite ruelle. Comment elle était orientée, et donc par où elle est venue. Dans mes souvenirs, il n'y a pas de caméra à cet endroit. C'est toujours ça de pris. Je dois faire de grands efforts de concentration pour ne pas vomir. Non que j'ai le mal des transports en temps normal, mais je ne suis pas dans la meilleure disposition et je sens chaque virage avec une précision atrocement géométrique, comme si mes entrailles s'étaient munies d'otolites.
Je me tais et m'accroche.

Une fois arrivée, je descends précautionneusement et me retourne vers le chauffeur. Je formule les remerciements les plus polis de mon répertoire et m'incline, cheveux en avant, afin qu'il voit le moins possible mon visage. Je m'éloigne aussitôt, marchant lentement, mais retrouvant ma rectitude martiale. J'aperçois la plaque du cabinet d'Ootomo-san et patiente à côté de la porte comme elle me le demande.

Elle revient, ouvre, m'intime de rentrer.
"お邪魔します."

J'ouvre mon bleu de travail et en laisse tomber le haut sur mes hanches. Il y a un lit d'auscultation au bord duquel je m'assois. Je ferme les yeux et prends une grande inspiration. Je me sens encore un peu groggy, mais ça va mieux. Au moins le monde a-t-il arrêté de tourner.

"C’est arrivé à la clinique ? On vous a attaquée ?
- Ce n'est pas arrivé. Personne ne m'a attaquée. Je... J'ai pensé que vous aviez fait appel à cet homme à cause de moi. Vous aviez l'air de vouloir lui cacher votre jeu. Vous n'aurez qu'à lui dire que j'étais une patiente de la clinique qui vous a demandée de l'en sortir. Vous m'avez enfilé une combinaison pour passer inaperçu et l'avez appelé. Ca reste une histoire dingue, mais j'imagine que c'est toujours mieux que lui dire que vous avez décidé de faire tomber un lieutenant yakuza. Il risque toutefois de faire le lien si l'affaire fait beaucoup de bruit, comme je l'espère."

Je réalise soudain que j'ai grand soif. Que je serais capable de vider une bouteille en quelques secondes. Mais je n'ose rien dire. J'ai l'impression d'avoir fait une bourde.

"Désolée pour tout ça. Je ne pensais pas que ça arriverait à ce moment-là. Je n'ai pas été empoisonnée. Ce n'était qu'une crise. Rien d'anormal. Compte tenu de ma condition..."

Je jette un œil autour de moi.
"Je n'aurais jamais pensé que vous étiez médecin."

Ootomo-san m'ausculte, prend ma tension, se montre professionnelle. Une interaction que je ne me serais pas imaginée avoir avec elle il y a une heure de cela, et pourtant. De quoi me faire relativiser quant à la prévisibilité du monde. Soudain, ma vie ne m'apparaît comme rien d'autre qu'un modèle de mathématiques chaotiques, ce qu'elle est.

Lorsqu'elle avoue exercer la médecine clandestinement, je ne peux contenir un regard interrogateur, mais elle ne dit rien. J'accepte le message : pas de questions gênantes entre nous. A tout prendre, cela m'arrange sans doute autant qu'elle. Ce qui persiste dans mon esprit, cependant, c'est le mot 'forcée'. Est-ce une métaphore ? Tout à coup, je me sens proche de cette femme dont je ne sais pour ainsi dire rien du tout. Je sens, ou m'imagine, qu'elle est seule et lutte contre un courant plus fort qu'elle, contre le poids de son destin. A sa façon. Et j'aimerais l'aider. Vraiment. Mais je ne serai bientôt plus de ce monde. Il est des choses que l'on ne peut tout simplement pas faire.

Lorsqu'elle apporte les konpeito, une bouffée de nostalgie m'envahit. L'image d'un tape-cul me revient en tête. Un ciré jaune canari. La mélodie de la gare, je l'emporterai dans la tombe. Cependant, mon cerveau reptilien prend le contrôle de la situation et c'est de la bouteille que je m'empare. Que je vide sans ménagement. Heureusement pour ma gorge et mes dents, elle ne reposait pas au réfrigérateur. Une goutte coule le long de ma gorge, que j'essuie après avoir terminé cette action à mi-chemin entre s'hydrater et se noyer.

Lorsqu'elle me demande s'il me faut autre chose, je fais non de la tête, reprenant mon souffle, et attrape un bonbon presque sans m'en rendre compte. Le goût efface mes instincts au profit d'une douce nostalgie. Puis elle m'explique que l'homme dans le van est son frère et que nous n'avons rien à craindre. Un lourd poids se retire alors de ma poitrine. Je sens que je n'ai plus à m'inquiéter et tente de rassurer Ootomo-san :

"Ne vous en faites pas pour ça. Informatiquement, il n'y a plus rien qui puisse nous relier à l'effraction. D'ici quelques jours, il y aura même encore moins que ça. Les seules traces de nous qui subsistent sont quelques traces de pas, et elles seront effacées avec le passage de l'équipe du matin dans deux ou trois heures. Ca aurait pu susciter les soupçons de quelqu'un d'attentif, si seulement le personnel respectait la réglementation d'hygiène des établissements de santé mais, comme ils négligent tous de porter des surchaussures, la présence éventuelle de traces de pas n'étonnera personne. J'ai vérifié : il y en avait même dans la remise par laquelle nous sommes entrées. Nous n'avons laissé aucune autre trace. Si nous patientons un peu pour faire les révélations, il n'y aura tout bonnement plus un seul atome de notre passage, là-bas."

"Vous m’avertirez si ça débouche sur ce que nous espérons ?
- Je ferai mieux que ça. Une fois les données correctement extraites et triées, je mettrai tout sur un disque dur que je vous enverrai, à cette adresse même. Libre à vous d'en faire des copies et de les distribuer aux médias que vous voulez. Un conseil, cependant... Non, deux : évitez les gros médias. Les yakuzas ont des billes chez eux et les politiciens plus encore. Ils pourraient tenter de vous mettre des bâtons dans les roues. Si vous voulez que ça fasse un maximum de bruit, apportez les preuves à des médias indépendant, militants, avec une forte présence sur internet et des employés jeunes, qui connaissent les rouages du buzz."

Le goût sucré du konpeito persiste quelque peu sur ma langue, mélangé à la fraîcheur de l'eau. Une vague de désespoir m'envahit quelque peu, comme après chaque avancée. Alors que je devrait me réjouir d'avoir mené une telle opération avec succès, il n'en est rien. Je suis abattue par l'ampleur de la tâche à venir, et ce d'autant plus que j'en ai un meilleur aperçu, maintenant que j'ai mis en pratique mes compétences dans le cadre d'une action de nature similaire à celle que mon projets tend à préparer. Comment pourrais-je y arriver, si une simple intrusion dans une clinique à la sécurité relative provoque en moi une nouvelle crise ? S'agissait-il bien de cela, d'ailleurs ? D'une crise provoquée par le stress, par l'intensité de la situation ? Désespoir. Et pessimisme, aussi. Notre petite conspiration, qu'est-ce que cela changera ? Deux têtes tombent, quatre repoussent. On peut vaincre un ennemi, pas la nature humaine.

Soupir.

"Le second conseil : faites très attention lorsque vous manipulez le disque dur. Si vous envoyez les données à un journal indépendant et que - c'est qui n'est pas improbable - les yakuzas tentent de s'emparer des preuves après parution de l'article ou, pire, s'ils veulent remonter à la source - c'est-à-dire vous - ils pourraient tenter d'invoquer l'infraction ou l'extorsion d'information. S'ils menacent le journal d'un procès en diffamation, la police s'en mêlera et analysera le disque dur. Elle passera les métadonnées au crible et l'objet à la poudre noire. Mettez des gants quand vous manipulerez le disque dur. Et mettez du talc avant, pour éviter les transfères d'empreinte sur le latex. Ne branchez jamais le disque dur sur un ordinateur personnel. Un cybercafé pourrait faire l'affaire, surtout si vous y allez juste avant qu'il ferme pour vacances : il réinitialisent totalement leurs machines à ce moment là et les utilisateurs suivant effaceront toute trace de votre passage.
Pour le reste, je pense que vous savez déjà y faire."

Il y a cette intuition : Ootomo-san a peut-être plus l'habitude des intrigues que je ne le pense. Je peux évidemment me tromper. Après tout, je me fais une idée sur sa personne sur la seule base d'un moment sans doute extraordinaire de sa vie.

Je la regarde et espère secrètement qu'elle aura ce qu'elle voudra, avec cette histoire.

"Je ne suis sans doute pas faite pour ce genre de coups d’éclats."
Je hoche la tête.
"Aucun être humain ne devrait être fait pour ce genre de coups d'éclats. Nous avons évolués pour faire face à un prédateur, pas à une organisation tout entière. Vous en avez fait déjà plus en une nuit que la plupart en une vie, vous savez..."