Depuis les trois mois écoulés suivant son installation à Sanda, Yū avait eu maintes fois l'occasion d'en apprendre davantage sur les conflits qui minaient la ville, et qui avaient deux années auparavant quasiment fait surgir une guerre urbaine. Ayant principalement pêché les informations par la presse, le détective était convenablement mis au fait des circonstances dans lesquelles s’étaient déroulés les évènements opposant la mafia traditionnelle à celle d’Aono. Que ce soit l’une ou l’autre, aucune n’était légitime à ses yeux, et cela semblait l’avis de toutes ces personnes présentes à la manifestation.

En ce 22 juillet 2022, c’était effectivement un vent de révolte qui soufflait sur Kobe. Les citoyens scandaient leur colère vis-à-vis de Taisho Yamamoto et des Yakuzas qui se rattachaient à sa personne en pleine période électorale. Devant ces protestations outrées qu’on alimentait en rappelant surtout l’attentat d’Uzume, Yū n’éliminait pas les risques d’assister à quelques débordements. Après tout, les membres de la mafia traditionnelle avaient piétiné leur propre code d'honneur en impliquant des civils dans leur obstination stupide de faire prévaloir un clan sur l’autre. Retrouver leur crédit auprès des citoyens pourrait bien être impossible désormais, à moins de renouveler complètement leurs manières d’entretenir leurs rapports avec eux.

Il est exactement treize heures vingt-et-une minutes lorsque Yū prend son premier selfie sur la place Kiku. Bien qu’étant évidemment contre l’existence même de clans de Yakuzas dans leurs villes, le détective venait plus en tant qu’observateur plutôt qu’intervenant. Ces braves gens - venus en plus grand nombre qu’il ne l’aurait pensé - affirmaient leur idéaux avec témérité, et leur comportement était louable, il devait bien l’admettre. Le cortège commença à se mouvoir dès la vingtième minute, et le brun suivit d’un pas tranquille, mitraillant l’endroit de l’appareil photo de son téléphone. Il avait peut-être l’air d’un touriste ou d’un grand narcissique mais c’était un évènement important, et il tenait à montrer qu’il avait été présent.

Le temps leur était favorable, bien qu’il faisait une chaleur étouffante et que le jeune homme regrettait un peu de ne pas s’être pris un bubble tea sur le chemin, en plus de ne pas avoir encore déjeuné. L’effet de foule donnait une impression de compacité et de renfermement qui n’arrangeait rien ; ils étaient vraiment trop nombreux à son goût. Yū n’adressa point la parole à qui que ce soit, mais avait l’impression de reconnaître un visage en regardant les photos qu’il avait prises. Cette femme, ne l’avait-il pas déjà vue dans des coupures de presse ?

Le mouvement commençait seulement à s’effectuer que certaines personnes peinaient à garder l’équilibre devant la moindre bousculade, ce à quoi le brun réagit avec un sourire narquois.
« Si un mouvement de panique arrivait on voit bien quelles seraient les premières personnes à tomber. »

Ah, il avait pensé tout haut.
Ces remarques mal placées étaient dénuées de mauvaises intentions, mais le détective avait tendance à manquer un peu de tact… malgré son métier.

Quelques minutes après qu’il ait commencé à filmer la manifestation avec son portable, Yū entendit des éclats de voix non loin de là. Visiblement, la foule insatisfaite rejetait farouchement la présence de ce qu’ils pensaient être des yakuzas. Intéressant. Il ne voyait pas bien la scène d’où il était, mais le détective pressentait qu’il n’allait pas s’ennuyer. Aussi prit-il sans la moindre hésitation la décision d’aller voir tout cela de plus près. Heurtant quelques épaules, il se fraya donc un chemin avec hâte - sans prendre la peine de s’excuser - afin d’arriver à la source de cette agitation à ses yeux encore minime au milieu du cortège.

Il valait mieux calmer les esprits avant de laisser la foule être en proie à la paranoïa puis la panique. Pour l’heure, l’agitation - bien que grandissante - semblait encore contenable, et certaines personnes préféraient ne pas s’en mêler: Yū pouvait leur concéder cette prudence, ou simple instinct de survie. Ce qui alimentait cette tension était vraisemblablement ces hommes vêtus de noir dispersés un peu partout. Même sans être observateur, n’importe qui pouvait les remarquer.

Poussé par sa curiosité et son désir de voir les choses de ses propres yeux, il arriva à quelques mètres de l’altercation. Vu comment la colère montait, il ne se ferait pas entendre même en élevant la voix. Il aperçut néanmoins un homme aux cheveux longs bien bâti s’interposer entre l’individu en noir et la foule, ce qui lui facilitait les choses. Il prit des mains un mégaphone à un quarantenaire qui était absorbé par la scène et qui ne faisait que regarder, ne lui laissant pas le temps de réagir.
« Je vous l’emprunte. »

Profonde inspiration.

« EXCUSEZ-MOI ! »

Une fois qu’il eut leur attention, il remit l’appareil entre les mains de son propriétaire comme si de rien n'était, et distribua des tapes amicales sur les épaules tendues pour tenter de se rapprocher davantage, à hauteur de celui qu’on accusait d’être yakuza, et par la même occasion apaiser les tensions.

« Détective Yū Miura pour vous servir… ou desservir selon votre occupation.  » certifia-t-il en présentant son badge et en jetant un regard à l’homme en noir sur ces derniers mots. « On peut discuter? Laissez donc ça aux professionnels, rien ne sert de répandre l’agitation dans cette foule qui veut simplement manifester dans un esprit bon-enfant. »

Il haussa les épaules.

« Je vous accorde que ces individus sont louches. Déjà pour se vêtir de noir de la tête jusqu’aux pieds par cette chaleur, je vous trouve courageux. » fit-il avec humour sur un ton railleur. « Cet accoutrement  qui crie “je suis louche” vous sert de signe distinctif entre vous ? »

Le brun ne s’attendait franchement pas à tirer quoique ce soit en engageant une discussion ; peut-être que ces types étaient dangereux. Mais pour se rendre délibérément suspects au sein d’une manifestation il fallait vouloir aimer s’attirer des ennuis, yakuzas ou non.

Son portable rangé dans sa poche, filmait encore.