Ça va être drôle, Kate, qu’ils lui disent. Viens, Kate, on va s’amuser, qu’ils lui disent.

Elle les regarde autour d’elle, installés dans un cercle imparfait, et elle se dit que oui, peut-être que ça pourra être drôle, peut-être qu’ils vont s’amuser. Les manifestations n’ont jamais été quelque chose d’intrinsèquement drôle, mais on peut y faire des rencontres intéressantes, l’ambiance reste souvent bon-enfant, la cause mérite d’être défendue, et,

Caitriona baisse le regard sur une bière qu’on vient de lui fourrer dans la main,

on y boit bien.

Ses amis de lycée et de l'université l’ont traînée jusqu’en tête de cortège, lui disent que c’est le mieux, qu’on ne rate pas le fun. Alors, elle l’attend, ce fun. Elle prend une gorgée de bière, plus légère qu’une plume, lui faisant regretter les bières irlandaises, puis manque de s’étouffer alors qu’un de ses potes commence à raconter une anecdote sur leurs années de lycée, et dans la précipitation pour le faire taire, heurte de l’épaule quelqu’un juste à côté d’eux.

Ses amis rigolent, sa maladresse est maladive, tout le monde le sait, et tout le monde aime en rire, alors elle leur fait un doigt d’honneur avec la main qui lui reste, accompagné d’une grimace qui ressemble plus à un rire qu’à autre chose, et elle se tourne vers la personne qu’elle a bousculé.

« Je suis vraiment désolée, je suis pas très, je veux dire, j’suis pas douée, donc… »

Elle sourit, ce sourire un peu brillant, un peu solaire, si sincère. Son regard parcourt celle qui lui fait face, s’arrête sur les bijoux brillants qui pendent à ses oreilles, et ses yeux s’agrandissent, juste un peu.

« Tes boucles d’oreilles ! Elles sont si belles, elles te vont super bien. Tu te rappelles où est-ce que tu les as eues ? Je dois en trouver pour une amie mais je sais pas vraiment où chercher. »

Elle se rend compte d’un coup que la jeune femme n’a peut-être pas envie de lui parler, mais trop tard. Sourire qui se veut un peu plus doux, contrastant avec l’avalanche de mots qu’elle vient de lui servir sur un plateau.

« Moi c’est Kate, désolée de, désolée. Bonjour. »

Un rire, comme un oiseau qui prend son envol.

Motomachi. Motomachi.

Caitriona se répète le nom en boucle dans sa tête, comme pour ne pas l’oublier, avant de sortir un stylo de sa poche et de l’écrire sur la paume de sa main, inscription délébile qu’il lui faudra transcrire autre part avant que l’eau en fasse disparaître toute trace.

La jeune femme lui donne son nom, et elle se dit qu’elle n’a pas entendu plus beau prénom depuis un moment. Tsuki. Comme la Lune, non ? Et puis, elle secoue la tête, faisant un geste pour désigner les gens derrière elle.

« Mes amis m’ont traînée ici. Et toi ? »

Mais elle a intercepté le coup d’œil, rendu par le groupe de gens qu’elle peut apercevoir à quelques pas. Alors, à son tour, elle se retourne pour voir où sont les siens, d’amis, et

où sont-ils ?

La foule compacte a dû les séparer, avec l’avancée du cortège, et Caitriona n’est pas plus grande que la majorité des Japonais alors la tâche de retrouver ses amis dans la manifestation se corse. Et puis, pour ne rien arranger, un murmure paniqué vient lui effleurer les oreilles, et son cœur bat furtivement, comme les ailes d’un papillon qui essaie de s’éloigner, s’échapper. Sa main libre vient se glisser toute seule sur l’avant-bras de cette nouvelle rencontre, pour se rassurer d’une présence humaine, tandis que son visage se couvre d’un voile d’inquiétude.

Ses yeux se baissent sur le contact et elle lâche Tsuki, marmonnant un « désolée » avant de finir d’un geste sa bière et range la bouteille désormais vide dans son sac à dos, avançant doucement en suivant la foule. Elle a perdu ses amis, mais elle ne perdra pas la jeune femme, le murmure inquiétant continuant de planer au-dessus de leur tête.

« Mes amis ont- ça vous dérange si je reste avec vous le temps de les retrouver ? »

La terreur liée à la foule s’est résolue il y a quelques années, mais Caitriona ne se sent pas forcément en sécurité au milieu de tous ces inconnus, avec la menace des yakuzas omniprésente autour d’eux. Le danger, elle l’évite naturellement, ou ne s’en approche que lorsqu’il n’est pas fatal, mais aussi stupide qu’elle puisse être parfois, elle n’a jamais cherché à se frotter à la mafia japonaise, surtout depuis les attentats. Alors, la pensée de se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, comme toutes les victimes de la violence des autres, ça lui fout la chair de poule, malgré son apparente insensibilité à la peur.

Mais Caitriona est simplement inquiète, n’est-ce pas ? Il n’est pas encore temps de céder à la panique.

« On… devrait avancer un peu, non ? Rester en tête de cortège, c’est peut-être plus sûr. »

Ses pieds la démangent, un sentiment d’urgence lui chatouillant la peau. Il y a un duo en noir, à quelques pas d'elle, et elle les dévisage un instant, avant de détourner les yeux, le cœur battant, ses pensées ayant du mal à prendre forme, ne voulant pas exposer l'idiote idée qui se cache derrière ces habits noirs et ces longs regards.

Des cris lointains résonnent à ses oreilles et elle pourrait commencer à paniquer mais la main de Tsuki dans la sienne délaye les bouffées de stress qui se tiennent prêtes à lui faire perdre ses moyens dans une foule toujours plus inquiète, toujours plus apeurée, comme un troupeau de bovins qui n’attend qu’un signal pour se mettre à courir aveuglément vers ce qu’il pense être un endroit sûr. C’est ça un mouvement de foule, on voit les autres courir alors on accélère aussi, sans trop savoir pourquoi, seulement parce que les murmures enflent et emportent avec eux les rumeurs de danger et de mort.

Elle serre sa main, le cœur tambourinant dans la poitrine, toujours en possession de tous ses moyens. Elle essaie de garder la tête hors de l’eau, et elle entraîne Tsuki vers l’avant, avec la promesse d’un sentiment de sûreté plus loin. Elle garde le bras un peu plié, parce que le tendre serait une invitation pour qu’il se brise dans la foule agitée, et parce qu’elle serait trop loin de son ancre, ce seul repère dans la masse floue. Elle pense un instant à ses amis, continue de les chercher ses yeux tout en avançant mais c’est peine perdue.

Et puis, elle entend des cris, un peu plus près, et elle sent un emballement dans son dos, quelqu’un la pousse et la dépasse en courant, alors son cœur s’accélère et elle lance un regard troublé à Tsuki. De plus en plus de gens se pressent autour d’elle, et alors qu’elles allaient plus vite que ceux qui les entouraient, la tendance s’inverse doucement et elles voient un nombre croissant de manifestants fuir vers l’avant, pancartes en main, à seul ou à plusieurs.

Caitriona n’a pas souvent peur. Mais lorsque le froid brûlant vient tapisser ses veines, elle le ressent jusqu’à ses entrailles profondes. Elle déglutit, se penche vers Tsuki, inconsciemment rassurée d’avoir quelqu’un avec elle, quelqu’un à qui se rattraper. Quelqu’un d’autre qu’elle à mettre en sûreté, quelqu’un avec qui échanger des regards d’incompréhension et de peur mélangées. Elle se souvient d’un coup de l’effondrement du centre commercial, de Lise qui lui tenait la main, de l’adrénaline qui faisait bouillir son sang, de la peur et de l’horreur, mais surtout, du sentiment indicible d’avoir son amie près d’elle, même dans les pires moments.

« Faut qu’on sorte de là, faut qu’on parte, tout de suite. »

Le ton est pressant, sa main tremble un peu mais reste fermement accrochée à celle de la jeune femme. Alors, choisissant un passage entre deux groupes de personnes, elles changent de direction, partant plus en diagonale et fendant la foule, comme un navire bousculé par les vagues s’écrasant contre son flanc.