Oui. Laurent croyait. Parce qu'iel savait très bien qu'il n'y avait rien de fiable chez lui. Sa mémoire avait été altérée avec la camisole chimique, si bien qu'iel ne se rappelait plus du visage de ses parents. Il n'y avait que de vagues sensations qui restaient ; le goût du thé dans sa bouche. Du chocolat chaud qu'on préparait dans la casserole, ou encore du parfum de sa grand-mère. L'encens qui s'évaporait sous ses yeux, ou encore les cuisses qu'iel se cognait quand iel marchait.

« Ouais, je crois. Je fais partie des gens du voyage. Pour le dire plus poliment. On n'est jamais trop sûr de rien, vous ne pensez pas ? Mais c'est marrant, j'ai connu quelqu'un du Canada. Iel vivait dans l'incertitude, sans trop voir ce qu'iel deviendrait le lendemain. Son monde était flou, comme une lentille mal réglée. Sa mémoire de gruyère allait zapper votre visage. Si bien que le compliment aussitôt dit venait de s'envoler. Iel ne se souciait ni de votre âge, ni de siens. Ce n'était pas une donnée importante. Parce que cela ne disait rien de vous. Bon courage. »

Et iel vous ricane à la gueule, sans se soucier de rien. Bien sûr iel va savourer sa clope pour deux, puis viendra le temps des enfants et de la musique. Des gens qui viennent exhiber leurs richesses. Laurent, lui s'en fiche ; iel a toujours été un trophée. De l'adolescent punk portant des jupes à l'adulte mal rasé, dont l'accent roulait rauque le long de sa gorge.

Sa haute silhouette d'anguile se promena partout dans l'appartement, aussitôt que sa cigarette termina de brûler. Face aux enfants, sa voix portait l'amusement et la douceur. Puis iel s'arrêta soudain, quand la musique arriva. Le son ne grésilla pas, les comptines tonnèrent dans les amplis. Et lui, iel se contenta de s'amuser de tout cela encore et encore et encore.

Ca fait longtemps, oui, peut-être.

Peut-être que votre visage lui disait vaguement quelque chose. L'impression de vous connaître depuis les profondeurs de vos tripes. Mais iel avait vu trop de gens, alignés trop d'histoires pour se rappeler de tout le monde. Dans sa tête, iel n'aurait pas d'héritage.

Et encore moins d’enfant. La chair de sa chère, longtemps quitté parce qu’iel n’avait pas les codes pour les relations amoureuses. Trop de labels pour rentrer dans une case précise. Trop de roux pour être normale.

De loin, Laurent observait tout ce beau monde. Les petits allaient et venaient dans ses grandes jambes. Insouciants de toute l’hypocrisie habitant la maison. Avares en questions et et distraits dans les réponses. Laurent n’en disait rien, spectateur amusé.

Le Canada, hein ? Avait-iel mis les pieds là-bas ? Ou bien était-ce un rêve ? Les souvenirs brumeux de l’adolescence revancharde et punk, le froid des squats et la chaleur des concerts. Oui, de Lille ? Iel ne savait plus trop. Qu’importe, ce n’était pas important. Rien ne l’était réellement de son point de vue.

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Oh. Ce n'était pas de nicotine dont iel avait besoin. Dans le brouhaha, dans tous les parfums émergeant de tous les côtés jusqu'à le faire perpétuellement renifler, Laurent avait la migraine. Le sourire collé sur son visage, iel ne le sentait plus. Un réflexe, pareil à son souffle tranquille. Iel plissait parfois les yeux, puis iel écoutait les quelques enfants trop curieux lui poser toutes les questions. Eh, tu mesures combien ? Et c'est quoi ton poids ? Et tes cheveux, c'est ta vraie couleur ? Tu es au Japon depuis quand ? C'est qui ta princesse préférée ?

1m96, voyons. Regarde comme je dois me baisser pour passer les portes. Et je ne me pèse plus. Oui, c'est ma vraie couleur, je suis roux. Je ne sais plus quand je suis arrivé au Japon. Et ma princesse préférée, c'est Coraline. Oh. Ce n'est pas une princesse, tant pis. Sinon, j'aime bien aussi le Prince Éric ; c'était l'un de mes crush d'enfance. Un crush ? Tu comprendras quand tu seras plus grand.

(sourire)

Laurent éparpillait son amour du non-sens sous leurs cheveux noirs et épais. Les idées étranges seraient rapportées aux parents, mais iel aurait l'excuse de ne pas être Japonais. Alors quand vous lui revenez, iel ne sentit pas l'ironie dans votre rictus. Iel ne vit qu'un moyen de s'échapper à nouveau de la pièce — il y avait trop de monde, le bruit était désagréable, et quand bien même les enfants étaient adorables, Laurent se fatiguait vite. Alors le voilà à vous accompagner, avalant dans une immense inspiration l'air frais.

Des plans pour la semaine prochaine, mh ?

« Mh mh, lâcha-t-iel en gonflant les narines. Le week-end prochain, et tous les autres, iel ne vous laissait voir ce qu'iel voulait bien de lui. Laurent, c'était un enfant dans le corps d'un adulte — iel nageait dans le costume, à ne pas supporter l'étiquette qui grattait sa nuque. C'est quand vous voulez, mademoiselle, et sa voix tomba dans le grave. Rauque toujours, tranquille, assurément. Iel en jouait, car iel savait que cela faisait partie du charme. Je peux vous conduire en voiture, où vous voulez. Iel jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Les enfants ont l'air de s'amuser, et moi, je profite du spectacle. »

Le sourire de Laurent glissa un sous-entendu qu'iel seul pouvait voir. Quoique ses yeux clairs se posèrent par-dessus votre épaule. La mère, le père, les enfants. Le tableau triste d'une vie banale — le petit garçon fera des bêtises, mais il finira par se ranger. La petite-fille imitera maman en grandissant, et n'aura rien appris du monde.

« Dîtes-moi, pourquoi avoir quitté le Canada pour le Japon ? »

Il y avait quelque chose d'attirant et d'étrange en vous, Téva. Comme une madeleine de Proust qu'on appréhende ; on ne l'a pas encore goûté que sa forme ramenait des souvenirs enfouis.

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« Où vous voulez. »

Assura Laurent, bien alors conscient de son mensonge. L'envie était là, elle disparaitrait à un autre moment. Et iel ne s'en voudrait pas. Iel ne tenait pas ses promesses, sa parole changeait d'une minute à l'autre ; girouette, tournant au gré de ses pensées et de ses élans de fatigue. Lui ne pensait qu'au rien dans sa tête. À un autre moment, son crâne était plein de pensées, à tourner en boucle sur des petits sujets - quel était le genre de Roger Rabbit ?

Ah oui ! Iel vous tendit son téléphone portable, où iel avait enregistré son propre numéro indiqué d'un « Moi - Laurent », comme pour se rappeler de son nom. Comme pour s'ancrer dans cette réalité où iel avait continuellement la sensation de flotter. Et sans même vous alerter, iel ressentait cette déconnexion. Entre son corps, les sensations, vous, et le reste. Votre voix était lointaine, vos expressions dissimulées sous un épais brouillard, et iel ne déterminait pas si vous étiez heureuse de ce rencard, ou si vous vous méfiez de lui. Dans sa bulle, malgré son grand âge, à se demander constamment si ce qu'iel vivait était le vrai.

« Mh mh. »

Iel jouait le jeu, iel écoutait, mais iel était loin. Iel ne sentait même plus le goût de la nicotine sur sa langue, il n'y avait juste le parfum. Les sens désaturés à force de trop sentir. Iel pensa à ses ex, celles et ceux qui l'accusaient d'être irresponsable et qui n'y comprenaient rien à ses idées de renard. Laurent se décidait à un être un homme, uniquement lorsqu'il fallait sécher les tâches ménagères. LOr ne savait pas s'occuper de lui.

« C'est vrai que les étrangères, ça paye, lâcha-t-iel alors de but en blanc. Iel ne voyait pas en vous qu'une gamine, mais une femme que les autres pouvaient s'échanger. C'était dans votre ton ; on peut se battre pour vous, ou on devrait ? Iel n'avait certainement pas compris. Vous aimeriez que quelqu'un se batte corps et âme pour vous ? Moi, je trouv'rais ça assez angoissant. Parce que les gens sont possessifs. Souvent, on voit les autres comme un trophée. Est-ce ce dont vous avez envie ? Oh. Mes excuses, Laurent se retourna vers vous en souriant, les rides étirées dans le coin de ses yeux, et les paumes dressées en bouclier entre vous et lui. Vous avez le droit d'être aimé, et qu'on fasse des efforts pour vous rendre heureuse. »

Lui avait abandonné depuis longtemps. Iel était le confident, l'amant d'un soir, le colis commandé sur le net qu'on essaie une fois et qu'on renvoie. Parce que dans le quotidien, les gens n'étaient pas prêt de l'aimer tel qu'iel était vraiment.

Fol.

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« Il y a plusieurs formes à l'amour, vous savez. Laurent soupira, sans se séparer de son sourire pour autant. Iel se tourna, le dos appuyé contre la rambarde. Si grand qu'iel voyait le sommet du crâne des autres, constatant que l'un des invités avait un début de calvitie. Mais toute ne se valent pas. Et vous savez, il y a des gens qui n'ont pas besoin de l'amour des autres pour être heureux. C'était son cas, Laurent était aromantique, iel s'épanouissait dans les amitiés, les sex-friends, à être l'amant de plusieurs. On peut mal aimer. »

Vous étiez jeune, Téva, trop loin dans votre insouciance pour comprendre tout ce qu'iel vous dévoilait. Vous aviez manqué d'amour enfant, semblait-il, et voilà que vous vous accrochiez aux regards des autres. Et à vitre que pour les projecteurs, vous finiriez par vous brûler à trop vous approcher de la lampe. Un papillon. Mais Laurent continuait de vous sourire, dissocié qu'iel était toujours de son environnement. Vous le rameniez à un passé lointain, à lui rappeler les traits d'une autre. Angèle ? Non. Anabella ? Non plus.

(L'affront qu'iel vous faisait, sans le savoir, de ne même pas se rappeler du nom de votre mère)

« Lille, vous corrigea-t-iel en penchant la tête sur le côté. Et iel parla alors en français, d'un accent roucoulant : il fait gris déprime, comme la Belgique. Je vais vous dire un secret. Iel se rapprocha alors, les mains glissées dans les poches pour se pencher sur vous. Ses yeux vous fixaient à travers ses lunettes de soleil. Sa voix rauque vibra, les R roulèrent contre sa gorge quand iel ajouta : dar inima mea nu aparține Franței, bate pentru măruntaiele Transilvaniei. Puis iel se redressa, comme si vous alliez comprendre le roumain, comme si vous pourriez comprendre le cadeau qu'iel venait de vous faire là. Au Japon, on n'a pas mauvaise réputation. En France, on me traitait de voleur dès l'âge de huit ans. »

Son coeur n'avait jamais appartenu à la France, il battait que pour les entrailles de son pays d'origine. La Transylvanie, le berceau des Tziganes chassant Dracula.

« Et non, c'est pas comme ici. C'est moins fun que le Canada aussi. »

Laurent roula des épaules, iel leva les yeux vers le ciel. Iel en admira les épais nuages, le calme régnant dans sa tête, le vide. Toujours. À une époque, iel en avait été terrorisé. Et avec le temps, iel avait découvert que le vide apportait la quiétude. Loin, très loin, de ses angoisses existentielles. De ses peurs d'un jour revenir s'enfermer dans la prison qu'on nommait « psychiatrie ».

« Vous savez, ce genre de fête, ça fait bien pour jaser et étaler son fric autour de soi, ajouta Laurent. Les enfants en garderont un souvenir fade, d'un père absent occupé à baiser sa secrétaire dans un love hôtel miteux. »

Et iel se mit à rire.

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Laurent ne vous jugeait pas. La conversation lui était agréable, mais iel conservait son masque. C'était simple : iel ne s'autorisait jamais à le faire tomber. On ne savait jamais avec les gens ; s'iel se fichait d'être jugé, iel ne voulait pas prendre le risque d'être en danger. Même si vous étiez une demi-portion, même si vous étiez une demoiselle pleine d'illusions et de rêves, iel ne baisserait pas sa garde. Sa folie était pour beaucoup quelque chose d'original ; de quoi pimenter ses parties de jambes en l'air et ses relations. Mais au quotidien, elle s'exprimait dans son cerveau dysfonctionnel. On le disait fou, car enfant, iel éteignait l'interrupteur de sa salle de classe, à force d'entendre encore et encore et encore la lampe en train de grésiller au-dessus de sa tête. On le disait fou, car iel s'énervait aux bruits de mastication, au point de se taper le crâne contre une table tant le bruit lui était horrible. Une douleur dans le fond de l'oreille, un son strident emplissant tout son crâne. On le disait fou, car iel n'était pas normal.

Alors vous, la demoiselle sans père, perdue au Japon pour y toucher les étoiles du bout des doigts, aviez-vous en vous ce soupçon de folie ?

Laurent vous laissa le quitter, dans un grand sourire entendu. Là pour vous rassurer. Les quelques secondes de solitude lui firent perdre son sourire ; il s'échappa au bord de ses lèvres lors de son soupir. Puis releva la tête, iel ferma les yeux en sentant la fatigue s'emparer de ses muscles. Iel stimma, ses longs doigts d'araignées dansèrent sur la rambarde, alors qu'iel se balançait d'avant en arrière. Légèrement, discrètement. Pour ne pas paraître fou dans cette famille normale, avec ses marmots normaux, et la patronne qu'iel se taperait bien avec le mari.

S'ancrer dans la réalité, sentir sous les doigts les aspérités du métal. Prendre conscience de l'espace l'entourant, les "mh mh" lui échappèrent, et iel fut surpris de percevoir sa propre voix. Iel constata le besoin de solitude, de se laisser aller dans tout ce qui était dysfonctionnel chez lui.

Mais le masque revint, et Laurent se retourna avec son grand sourire. Celui même qui le rendait si simple d'esprit, si doux, si maniable.

C'était ça, le masque.

Les gamins couraient, vivaient comme des gamins, parlaient comme des gamins. Alors Laurent se concentra sur son travail, passant les comptines à la mode en répétant dans sa tête les mots en japonais qu'iel trouvait agréables. Mais passés dans sa cervelle, mixés entre l'anglais, le roumain et le français, ces mots étaient dénaturés. Digéré entre ses synapses, iel aurait pu faire des écholalies à voix haute. Pourtant, iel s'en empêcha et joua l'étranger normal - si ce n'était les yeux bleus cachés sous les lunettes de soleil - dans cette famille normale. Iel échangea avec les invités, inventant mille histoires depuis le bout de sa langue pour enrober la réalité. Personne ici n'avait à savoir qu'iel était un criminel.

Pas même vous.

Le temps s'écoula entre la lenteur des comptines et des conversations merdiques, il goûta à travers les éclats de rire et les sanglots des gamins. Les bougies sur le gâteau avec les étincelles crachotées de tous les côtés attrapèrent son regard. Et Laurent plissa les yeux derrière ses lunettes ; la douleur brûlait sa rétine. Alors iel reporta son attention sur vous. L'autre étrangère, en se demandant si vous aussi, vous sentiez cet attrait naturel. Comme un magnétisme. Cela le ramena loin, quand ses Doc Martens couinaient sur le bitume canadien. Quand iel faisait écouter les Béru' à ses conquêtes du moment, et quand iel portait des jupes longues, avec des chaînes qui faisaient du bruit avec ses mouvements désordonnés. Punk ou goth', grunge ou métalleux ; sa jeunesse avait été secouée par la vie dehors et les gens à l'intérieur de lui.

Iel se surpris à se souvenir.

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Oui, iel était ailleurs.

Mais Laurent n'était jamais vraiment là. Depuis longtemps, son esprit se séparait de son corps ; ne restait que la sensation de flotter. Le vide en dedans qui transperçait en-dehors. Les lunettes de soleil en plein intérieur lui donnaient un air cool de professeur de théâtre. De celleux qui fumaient des joints avec leurs élèves, tout en leur donnant des conseils sur la vie. Pour autant, son caractère, la rousseur exotique de ses cheveux, c'était son excuse pour toute son anormalité.

Et les cris de l'enfant lui crissèrent dans les oreilles. Et pourtant, regardez-le, Téva. Iel n'eut aucune expression, pas même une crispation dans la mâchoire. Juste un sifflement entre les dents, suivant le rythme de la comptine qu'iel envoyait entre ses doigts. Et vous voilà lui revenir — déjà ? —, attirée par sa présence comme un papillon à la lueur d'une lampe. Et qui s'aperçoit trop tard de la toile tout autour. Laurent vous regarde, et iel vous sourit de toutes ses dents.

« Oh merci, mamz'elle, lâcha le géant sans genre et sans cervelle. L'assiette fut posée au sol, alors que son corps se replia sur lui-même, et se déplia aussitôt comme une feuille d'origami. Oh. Mon âge ? La surprise est dans la voix, et sincèrement, iel ne sait plus. Quarante-deux, je crois. Et iel se trompe, les nombres s'étaient perdus dans les années, la psychiatrie en avait abîmé sa perception du temps. Laurent serait toujours Laurent, et cela à tous les âges. Et vous ? Parce que la politesse demandait à renvoyer ce genre de questions, mais vous répondez aussitôt. Ah oui ? Mh. Je vous aurais donné vingt-cinq ans. Son sourire ne dit rien de ce qu'iel pense vraiment, et même lorsqu'entre vos lèvres se murmure un vieux prénom, il ne disparait pas. Angéla ? C'est drôle. On ne s'appelle pas toute Jennifer au Canada ? »

Laurent aimait les clichés, car ils étaient vrais.

Angela, hein ?

Cela lui rappelait un autre nom. Un « la » qui n'était pas là, une Angèle aux airs de démon et au caractère trempé. Aux cheveux blonds comme les anges, et qui critiquaient son mulet de l'époque. Un ange qu'iel nommait entre ses soupirs amoureux, et ses oublis. Il parait qu'iel l'avait trompé, alors même qu'iels n'étaient pas ensemble. Vous savez, Téva, on ne possède pas les gens.

Laurent changea de musique, pensif, iel demanda :

« C'est marrant, j'ai connu une Angèle, je crois. Surnom donné, son Ange d'un soir, et jamais pour toute la vie. Elle est comment votre Angéla à vous ? »

Laurent plissa les yeux derrière ses lunettes teintées. Vous ne le devinez pas, combien iel vous détaillait à cet instant. Les souvenirs éparpillés au sol, comme du vomi, sans forme, avec des odeurs âcres et la peur de se retrouver de nouveau âcre. Angela, Angèle, mon Ange — c'était la même chose, non ?

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La description suivit. Laurent nota votre « ma Angela », comme un signe de possession. Un titre de matrone parmi tous les autres, alors que les détails dont vous l'abreuviez ne reflétaient pas sa réalité. Une bombe à retardement, c'est ainsi que vous décriviez. Plus blonde encore que vous, malgré les taches de rousseurs. Et Laurent ricana, tout discrètement — des cailloux roulant le long d'une falaise. Iel inspira sans souffler, laissant sa poitrine gonflée, alors que la fatigue continuait de séparer son attention du vrai et de ses rêves.

Iel imaginait, bien oui. Cette Angéla.

Vous étiez vivante, bien présente, malgré les chiards et les codes sociaux japonais. Laurent vous fixait sous ses lunettes, les sens harassés par toutes les odeurs. Votre question resta en suspend, et iel se contenta de se pencher sur vous. Ses doigts accrochés à la branche des lunettes, iel les fit glisser sur son nez fin. Et là, ces deux yeux posés sur vous, iel vous laissa l'opportunité de voir. Sa vraie couleur, le gris mélangé au bleu ou le bleu mélangé au gris. Dans le salon japonais, ils brillaient de manière singulière. Imaginez le renard du Cheshire coincé au fond d'un sanctuaire Shinto, prêt à dévorer les fidèles venus lui apporter de l'or. Sur le bout de son nez, sur ses pommettes, on peut les voir aussi. Les taches de rousseur, de la poussière d'étoiles dispersée sur sa peau pâle et ridée.

« Je pense que j'en ai de plus belles. »

Laurent avait l'hiver dans le fond des pupilles, et l'été sur sa peau épaisse. La senteur de l'automne dans le roux de ses cheveux, et des mots à faire fleurir le printemps dans ses lèvres. Peut-être qu'Angéla vous aura décrit ces yeux que vous n'avez pas, cette façon de mouvoir le regard ; là sans être là. L'attention avalée par les lumières et les détails. Lui, il remarquait toutes les imperfections de votre peau. Poudrée, soignée, elle révélait la courbe de vos pores ; tous ces défauts vous rendaient charmantes et humaines.

La beauté ne se trouvait pas dans la normativité.

Vous étiez belle, à votre façon bien à vous. Avec votre moue boudeuse, vos remarques, votre soif de gloire. Sous la provocation déguisée de vos tons - de nuances et de chants -, jetée en cage dans cet appartement trop petit pour vos ambitions.

Laurent se redressa, vous laissant vous échapper à l'intensité de ses prunelles. Les lunettes remontées sur le nez, iel referma la porte sur son âme.

« Mon Angèle ? Oh. Je ne sais pas dire si c'était ma copine, iel haussa les épaules, avant de se casser en deux pour attraper l'assiette. Je vous l'ai dit, non ? On ne possède pas les gens. Ma conception du couple ne lui correspondait pas. Iel appuya le dos contre le mur, et face à la photo prise sans son autorisation, iel sourit en dressant la fourchette. Je n'avais pas assez de vécu à l'époque pour lui expliquer, assuma Laurent. J'étais punk à quatorze heures, puis je finissais hippie à dix-huit heures. Mais jamais avant onze heures, j'étais un oiseau de nuit. Je ne sais même plus ce que je faisais là-bas. C'est comme le Japon. Je subis les surprises de la vie. »

Et Laurent tenait sa fourchette entre l'index et le pouce. Avant même de goûter le gâteau, iel l'agitait pour sentir la courbe de l'ustensile épouser la forme de ses doigts. Tapotant discrètement l'assiette, iel réfléchissait.

« Et j'ai eu beaucoup d'anges dans ma vie. Elle, c'était différent. C'était un dragon. »

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