« Je ne sais pas, c'est un mal pour un bien. Assuma Laurent en gardant la fourchette suspendue au-dessus de son assiette. S'iel contrôlait parfois ses stimms, ce n'était pas le cas maintenant. La fatigue, c'était en partie la cause. La conversation lui semblait bien étrange. Je ne suis pas quelqu'un de fiable. »

Le sourire resta, malgré sa mélancolie, malgré sa froide réalité. Peut-être qu'un jour vous saurez, les coups à la tête, la camisole chimique, tout ce que la normalité sociale lui avait coûté. Ne restait que des souvenirs vagues, la sensibilité aux odeurs. D'ailleurs, iel grimaça en plissant le nez quand le parfum d'une des invitées fleurit près de vous. Elle observa le drôle de duo que vous formiez, avant de sourire et de poursuivre vers les autres convives. Allons Téva, n'était-ce pas mauvais pour vous de traîner avec un « homme » qui avait deux fois votre âge ?

Lui ne voyait pas le trouble naissant dans votre coeur. Iel était dans la lune, le dos appuyé contre le mur, afin de couper le bout de gâteau. Vous vous posiez des questions sur votre existence, c'était ce que Laurent croyait. Alors quand iel porta un morceau de gâteau dans sa bouche, et que la question fut soufflée entre vos lèvres, iel haussa un sourcil. Surpris.

« Mh... chaipas... Un signe de la main, laissez-le finir, voyons, Téva. Iel n'est pas capable de faire deux choses en même temps ; Laurent oubliait parfois de respirer, tellement cela lui semblait peu important — la vie. Iel avala le gâteau tout rond, quasiment sans mâcher pour ne pas vous faire attendre. Je ne pense pas, est-ce qu'on a des enfants ? Ce n'est pas plutôt eux qui nous ont ? »

Le sourire persistait dans sa mélancolie.

Sincère. Laurent savait que c'était possible.

« Je lui ai appris des trucs, à déployer ses états d'âme en manif', continua-t-iel à propos d'Angèle. Je lui avais appris “le Renard” des Béru'. Je ne pense pas que vous connaissez. Le renard, son animal totem, lui qui enfant pensaient être une bête dans la peau d'un homme. Iel lui en avait parlé à l'époque. Puis iel avait appris à arrêter de confier ses bizarreries pour mieux se protéger. Iel en avait pourtant la physionomie, du renard voleur de poule — ses origines tziganes disaient-on à l'époque. Cela ne l'empêcha pas de chanter, tout doucement d'une voix rauque : Il est jeune, mince et froid, je n'éprouve plus d'angoisse, il ne s'énerve jamais, je donne des ordres brefs, il viole les bourgeois : je me fous de la loi, de tous âges, de tous sexes, je sais ce qui est laid... Ooooh... Malheureux renard. »

Sa voix s'éteignit, comme une chanson à la fin d'un concert, soupiré entre ses lèvres minces.

Peut-être qu'Angèle aura parlé autour d'elle des bizarreries de votre père. De ses idées étranges, de sa soif de chaos, quand iel revenait la gueule en sang après s'être battu avec des néo-nazis. Quand iel faisait des doigts d'honneur aux flics en chantant "Porcherie". De son pelage roux, de son inconstance, de ses cheveux roux et de sa coupe mulet de l'époque. De sa voix rauque, ou encore de sa façon étrange de tenir les couverts quand iel mangeait. De ses crises de colère face aux sons trop forts, de ses grimaces quand iel sentait un parfum désagréable. De ses étranges façons de draguer, en appréciant les odeurs corporelles des autres sans artifices. Du tatouage dans la nuque jamais achevé.

Du surnom qu'iel lui donnait. Incapable d'être "là".

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Laurent n'avait que son sourire pour supporter la situation. Iel n'avait que son indifférence aux autres pour se protéger. Alors votre départ soudain lui arracha un froncement de sourcils, une réelle surprise lui donnait l'air idiot. C'était comme s'iel vous avait annoncé un décès. Iel se posa sincèrement des questions : où avait-iel pu vous blesser ? Quel écart avait-iel fait pour vous déplaire alors ? Iel observa votre silhouette louvoyer entre les invités, et vers l'enfant blessé. Votre porte de sortie, l'excuse servie sur un plateau d'argent pour ne plus lui adresser la parole. Alors quoi ? Se demanda Laurent. C'était vous qui étiez venu le voir, c'était vous qui sentiez une étrange attirance pour lui. Magnétic. Comme si votre instinct savait ce qu'iel était vraiment.

Laurent soupira, arrêtant les questions ici. C'était quelque chose qui vous appartenait, ces mouvements d'humeurs. Iel vous les laissa sans insister, et iel se contenta de terminer le gâteau. L'odeur de sucre se mélangeait aux parfums des autres, le ronronnement de sa machinerie et les comptines finirent par l'avoir. Les informations se perdaient dans son crâne, la fatigue le rendait incapable de se concentrer. Alors le monde s'ébruita, les sons se saturèrent de fragrance.

Puis vint la fin de ce tout imparfait. La famille ressemblant à une perfection Photoshop sur un paquet de céréales du dimanche matin, termina pour vous la fête. Les enfants épuisés, les parents blasés des discussions et des pleurs, le temps de mettre les petits au lit. Laurent en train de débrancher le sac de noeuds de câbles, de tout remettre dans la caisse, curieux encore de vous et de votre jeunesse. Des souvenirs remontés, comme des cadavres dans un lac qui remontaient à la surface ; l'impression de vous connaître.

L'ingénieur du son remercia la famille avec son étrange accent, plein de courbettes et de politesse dont au fond LOr s'en fichait un peu. Iel présenta une poigne de main à la matriarche, oubliant surtout qu'au Japon, il fallait s'incliner sous des angles bien précis — peut-être l'avait-il un jour su.

Ses yeux vous cherchaient derrière les lunettes de soleil, la caisse coincée entre ses grandes mains et sa poitrine. Iel manqua de se manger la porte en voulant laisser passer quelqu'un, une expression de douleur refermée dans un battement de cils. Trop grand. À prendre trop de place.

Comme toujours.

« Bon... lâcha-t-iel en vous voyant au loin, ce fut un plaisir, le sourire s'ajouta comme un supplément sauce samouraï sur un kebab rempli de mayonnaise et de ketchup. À bientôt, je crois ? »

Des expressions interrogatives de la matriarche, des enfants lovés dans un coin du canapé, le temps que les adultes terminent leurs histoires.

Votre mère vous avait-elle parlé de son insouciance ? De son incapacité à comprendre les émotions ? De ne voir aucun souci à coucher avec tout le monde, y compris avec l'un de ses amis les plus proches ? De ses yeux, de la texture de sa peau, de ses bizarreries.

De l'homme qui n'était pas humain.

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