Une menace s’échappe de la bouche de Kyô et c’est limite si ça te donne pas envie de rire. Tu ravales ton amusement, tu dis que ça serait trop, que tu finiras vraiment avec un poing dans la gueule et ce n’est pas ce que tu veux. Tu ne veux pas que Kyô et toi en veniez aux mains, d’une part parce que tu risques de te prendre la branlée de ta vie, et d’autre part parce que tu ne veux pas que cette relation parte dans la mauvaise direction. Pourtant, elle semble déjà avoir pris un tournant difficile…

Elle ne te regarde pas, tu t’en amuses intérieurement. Qu’espère-t-elle faire en essayant de sortir de son point de vue ? Tu restes là. Tu es bien présent, trop chiant pour ton propre bien et pour le sien. Elle te le fait comprendre d’une remarque sèche, contrastant avec sa sympathie du début. Tout a changé dans cette pièce, sauf toi. Toi, tu as toujours été le même, quelques aspects de ta personnalité un peu camouflés au départ, mais ils étaient bien là. Tu t’empêches de sourire dans le silence qui s’abat sur vos corps, tu ne bronches pas sous son poids car pour toi il ne pèse rien. Les silences ne te gênent pas. Tu les comprends mais tu ne t’en trouves pas dérangé par eux. C’est ça le problème, lorsque les gens essaient de t’ignorer pour te faire chier mais que ça ne te fait ni chaud ni froid.

Elle pose sa question, une fléchette lancée avec précision pour essayer d’atteindre une cible imaginaire mais qui ne peut que rater, et tu l’observes un instant. Souhaite-t-elle vraiment savoir ou est-ce une façon de te renvoyer chez toi ? Tu réfléchis un instant, te demandant si rattraper le coup vaut la peine, si les efforts faits pour te faire aimer de la tatoueuse en valent le résultat. En somme, si Kyô en vaut la peine. Tu l’observes, et en une fraction de seconde, tu te dis que oui.
L’atmosphère de son appart.
Sa personnalité vive, presque atypique, détendue mais parfois tranchante.
Et le fait qu’elle lui tienne tête et qu’elle ne se laisse pas marcher sur les pieds.
Les gens trop simples à séduire, qui courbent le dos dès que tu dis la moindre chose, ceux-là sont parfaits pour un coup d’un soir, dans le genre amuse-gueule. Par contre, les autres…

Tu changes d’attitude. Tu te modèles, comme si l’œuvre d’argile pas encore terminée changeait elle-même ses courbes, ses formes, son aspect. Tu jettes ton attitude vicieuse, tu gardes un peu d’amusement parce que tu ne veux pas te retrouver avec un pseudo bâton dans le cul et tu parsèmes une pincée de sérieux sur le tout. Ne restent que la sympathie et la fausse vérité.

« Désolé, j’ai dépassé les bornes. J’aurais pas dû… »

Tu te passes une main dans les cheveux.

« J’aurais pas dû jouer comme ça, c’était vraiment pas décent. »

Si tu as du mal à admettre tes torts et à t’en excuser, le faire en jouant la comédie ne te pose aucun problème, et ça me dégoûte de voir que tu es aussi convaincant. Tu es un parfait comédien, un artiste du malveillant, un acteur sans valeur.

« Je pense que tu ne souhaites pas forcément d’explications, et j’en ai pas de vraie à te donner, juste que… j’aime bien tester les gens. C’est ma façon d’essayer de les connaître, de voir leurs réactions. »

Tu pinces les lèvres, te demandant si tu n’en as pas dit trop. Bien sûr, tu passes pour un gros manipulateur un peu sociopathe sur les bords, mais peut-être qu’elle aura pitié de toi. Tu détestes ce sentiment, mais il fonctionne bien en cas de pépin, de grain de sable dans les rouages.

Tu la regardes et tu renvoies une image parfaitement imparfaite, celle du salaud repentant, du connard cherchant la rédemption chez l’autre, meilleur que lui et prêt à lui accorder sa miséricorde.

Les yeux sombres de Kyô essayaient de sonder l’attitude d’Ashton, qui avait changée progressivement. Il n’avait pas eu l'air terrifié par sa menace, mais au moins il s’était un peu calmé. Son sourire s’était effacé et rien que pour ça, toute cette agressivité en valait le coup. Désormais il semblait presque aussi pensif qu’elle, et finit même par lâcher quelques excuses qui avaient l’air sincères. Même si Kyô était trop rancunière pour lui pardonner aussi facilement, au moins, sa rage était un peu retombée. Elle n’avait plus autant envie de le frapper, ou du moins savait qu’elle pourrait se retenir.

Mais son explication la laissait quand même perplexe, elle aurait presque pu s’en moquer s’il n’y avait pas eu cet arrière-fond de frustration qui l’empêchait d’être aussi détendue que d’habitude. Elle avait du mal à comprendre sa logique tordue. Qui fait ça pour apprendre à connaître les gens, franchement ? Soit il venait d’une autre planète, soit il y avait un sérieux problème. Elle avait beau ne pas être douée pour respecter les conventions sociales, même elle se rendait compte que ce n’était pas normal.

- T’es pas net, toi.

Sa voix trahissait son mépris, mais aussi ses doutes. Si elle n’avait pas voulu s’en débarrasser le plus vite possible, elle aurait presque été curieuse d’en savoir plus. Comment en était-il arrivé à avoir un tel raisonnement ? Qu’est-ce que ça lui apportait de faire comme ça ? Mais au final, ce n’était pas si important puisqu’il allait disparaître et qu’elle ne le reverrait sûrement jamais. Ça vaudrait mieux pour lui en tout cas. Elle avait trop d'égo pour lui accorder une seconde de plus d’attention maintenant. Il s’était excusé sans insolence, ça lui suffisait. C’était tout ce qu’elle demandait.

La nuit était bien avancée et en réalité, le nombre d’heures qu’il restait avant le lever du soleil se comptait sans doute sur les doigts d’une main. Kyô avait beau être habituée à dormir peu, elle commençait elle aussi à fatiguer. La fourberie d’Ashton et toutes les émotions par lesquelles il l’avait faite passer avaient fini de l’achever. Pour une fois, elle avait presque l’impression que si elle avait été seule, elle aurait pu trouver le sommeil en quelques minutes. C’était peut-être bien là la meilleure qualité d’Ashton, s’il lui avait au moins servi de remède contre l’insomnie.

- Tu me fatigues. Rentre chez toi, avant que je change d’avis et que je t’en mette une quand même.

Elle avait espéré que son attitude froide aurait suffit à le faire fuir, mais il était décidément coriace. Cette fois au moins, le message était clair. Même si elle s’était contenue, elle parlait encore sur le coup de la colère.

Au début, elle avait pensé passer une bonne soirée, elle avait pris ces pizzas pour une chance tombée du ciel et elle avait même apprécié l’attitude désinvolte d’Ashton. Si ça s’était arrêté là, elle aurait sûrement pu avoir envie de le revoir. Le courant était passé assez naturellement entre eux et il avait fait une bonne compagnie. Mais voilà, maintenant elle avait été piquée dans sa fierté, et elle n’aimait pas du tout l’idée d’avoir été le sujet de ce petit test dont l’utilité lui échappait. Il pouvait bien aller faire ses expériences sur des personnes plus dociles, elles marcheraient sûrement mieux.

D’ici quelques minutes, elle serait de nouveau seule et il lui tardait de rouler jusque dans ses draps, fermer les yeux et oublier ce qui s’était passé. Heureusement il n’y avait eu aucun témoin extérieur, et elle pourrait reprendre tranquillement sa vie le lendemain comme si de rien n’était.

Tu la sens méfiante et tu ne peux pas t'empêcher de te demander jusqu'à quand elle gardera ce mur qu'elle vient d'ériger. Jusqu'à quand elle aura la force d'être sur ses gardes quand tu es à proximité. Tu t'empêches de sourire et tu as hâte de la tester encore, de voir si tu peux la caresser dans le sens du poil pour l'amadouer de nouveau.

Tu restes tranquillement assis, la fatigue commençant à se draper autour de toi. Tes yeux te piquent un peu, et alors que tu te demandes quand est-ce qu'elle va finir par te jeter dehors - et si elle ne le fait pas il serait temps que tu te jettes toi-même hors de son appartement, elle te dis de rentrer, très clairement. Tu souris. Tu aimes l'honnêteté et le fait qu'elle ne passe pas par quatre chemins avant de t'expulser ; les gens qui contournent la chose, qui tournent autour du pot et qui n'osent pas aller droit au but finissent par te taper sur les nerfs, c'est plus fort que toi, leur expression gênée et leurs balbutiements et leurs regards détournés, tout ça te donne envie de les secouer. Fort.

Tu hoches la tête et tu te lèves sans plus de cérémonie. Regardant autour de toi, tu vérifies que tu n'as rien oublié avant de te tourner vers Kyô.

« Encore désolé. Passe une bonne soirée et une bonne nuit. »

Tu t'inclines légèrement, puis tu tournes les talons, avant de te figer à mi-chemin vers la porte et de faire demi-tour assez subitement. Tu attrapes une serviette en papier inutilisée qui traîne sur la table et, sortant un stylo de ta poche, tu y inscris ton numéro de téléphone. Tu lances un bref regard à Kyô, t'autorisant un léger sourire, pas moqueur, juste agréable. Putain, ça m'énerve que tu sois aussi bon.

« Je t'oblige à rien, mais contacte-moi si t'as besoin. »

Tu hoches la tête en signe de salutation et tu pars vraiment, cette fois. Tu l'as assez embêtée pour ce soir, et même pour le reste de la semaine, il faut la laisser tranquille pour qu'elle oublie qu'elle veut te refaire le portrait, et revenir à un moment un peu plus adapté. Tu souris alors que tu sors dans la rue. Attrapant ton casque, tu l'ajustes sur ton crâne plus par automatisme que réelle envie de ne pas mourir, puis tu enfourches ton scooter avant de partir, empruntant les grandes artères illuminées pour revenir à la pizzeria. Le vent fouette chaque parcelle de peau exposée, et tu te sens bien. Tu as mangé, au final, mais y'a ce truc en toi qui a encore faim. Alors tu dois le nourrir.

La nuit est loin d'être terminée, pour toi.